« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

A UNE KALMOUKE


 

 

 

 

Adieu, ma Kalmouke chérie ! 

Bouleversant tous mes projets, 

Selon ma louable habitude, 

Au dernier moment j'ai failli 

Me lancer à travers les steppes

Derrière ta Kibitka... 

Certes, tes yeux sont fort bridés, 

Et ton nez plat, ton front trop large ;

Tu ne sais point baragouiner 

Le français ; tu ne songes pas

A gainer tes jambes de soie ;

Tu ignores totalement 

L'art de chipoter, à l'anglaise, 

Un toast devant une théière ;

« Saint-Mars » ne t'enthousiasme pas ;

Tu ne portes pas sur Shakespeare 

De jugements à la légère ;

Tu ne prends point des airs profonds 

En ne pensant à rien du tout ;

Tu ne roucoules pas « Ma dov'e »

Depuis le matin jusqu'au soir ;

Et tu serais bien incapable, 

Au bal, de danser le galop... 

Baste ! Pendant qu'on attelait, 

Une demi-heure, tout juste

Tes yeux, ta beauté sauvageonne

Ont ravi mon coeur et mes sens... 

Amis ! Quand l'âme est spleenétique, 

Trouver l'oubli dans un salon, 

Dans une loge de théâtre, 

— Ou dans un chariot de nomades — 

De grâce, n'est-ce pas tout un ?... 

 

 

 

(1829)

Alexandre Pouchkine
Traduit du russe par François Thurel.