Danser pour ne pas être mort
Par domcorrieras, le samedi 12 décembre 2009 - Proses & autres textes - lien permanent
Un soir, en m'apportant une grande bière, Laurent, mon serveur préféré de la Brasserie du Champ-de-Mars, près de la tour Eiffel, m'expliqua sa façon de vivre.
«Je travaille dix à douze heures par jour, parfois quatorze, me dit-il, et à minuit, je vais danser, danser jusqu'à quatre ou cinq heures du matin.
Ensuite je vais me coucher ; je dors jusqu'à dix heures, et c'est reparti pour dix, douze ou parfois quinze heures d'affilée.
—Comment pouvez-vous faire ça ? lui demandai-je.
—C'est facile. Dormir, c'est être mort. Ça ressemble à la mort. Alors nous dansons, nous dansons pour ne pas être morts. Nous ne voulons pas de ça.
—Quel âge avez-vous ? finis-je par demander.
—Vingt-trois ans.
—Ah, fis-je en lui prenant gentiment le coude. Ah, vingt-trois ans, c'est ça ?
—Oui, vingt-trois, répéta-til en souriant. Et vous ?
—Soixante-seize. Et je n'ai pas non plus envie d'être mort. Mais je n'ai pas vingt-trois ans. Que puis-je vous répondre ? Vous dire ce que je fais ?
—Oui dit Laurent qui souriait toujours innocemment. Que faites-vous à trois heures du matin ?
—J'écris, répondis-je.
—Vous écrivez ! répéta Laurent étonné. Vous écrivez ?
—Pour ne pas être mort, comme vous.
—Moi ?
—Oui. » C'est moi qui souriais désormais. «À trois heures du matin, j'écris. J'écris !
—Vous avez de la chance, dit Laurent. Vous êtes très jeune.
—Pour l'instant, ça va. » Je terminais ma bière et partis retrouver ma machine à écrire pour finir une histoire.
/...
Ray Bradbury / Danser pour ne pas être mort - Préface à "L'Homme Illustré" (incipit).