« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Danser pour ne pas être mort

 

 

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          Un soir, en m'apportant une grande bière, Laurent, mon serveur préféré de la Brasserie du Champ-de-Mars, près de la tour Eiffel, m'expliqua sa façon de vivre.

          «Je travaille dix à douze heures par jour, parfois quatorze, me dit-il, et à minuit, je vais danser, danser jusqu'à quatre ou cinq heures du matin.

Ensuite je vais me coucher ; je dors jusqu'à dix heures, et c'est reparti pour dix, douze ou parfois quinze heures d'affilée.

          —Comment pouvez-vous faire ça ? lui demandai-je.

          —C'est facile. Dormir, c'est être mort. Ça ressemble à la mort. Alors nous dansons, nous dansons pour ne pas être morts. Nous ne voulons pas de ça.

          —Quel âge avez-vous ? finis-je par demander.

          —Vingt-trois ans.

          —Ah, fis-je en lui prenant gentiment le coude. Ah, vingt-trois ans, c'est ça ?

          —Oui, vingt-trois, répéta-til en souriant. Et vous ?

          —Soixante-seize. Et je n'ai pas non plus envie d'être mort. Mais je n'ai pas vingt-trois ans. Que puis-je vous répondre ? Vous dire ce que je fais ?

          —Oui dit Laurent qui souriait toujours innocemment. Que faites-vous à trois heures du matin ?

          —J'écris, répondis-je.

          —Vous écrivez ! répéta Laurent étonné. Vous écrivez ?

          —Pour ne pas être mort, comme vous.

          —Moi ?

          —Oui. » C'est moi qui souriais désormais. «À trois heures du matin, j'écris. J'écris !

          —Vous avez de la chance, dit Laurent. Vous êtes très jeune.

          —Pour l'instant, ça va. » Je terminais ma bière et partis retrouver ma machine à écrire pour finir une histoire.

 

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Ray Bradbury / Danser pour ne pas être mort - Préface à "L'Homme Illustré" (incipit).