« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CHAVIRETTE

 

 

 

Chavirettc est rentrée: elle est lasse. —Après tout,
Quand l'aile du brouillard vous apporte le rhume,
On peut bien être prise une fois de dégoût
Pour cette faction longue sur le bitume. —
Elle est fille de joie : elle va, puis revient
Sur un trottoir, et l'œil des argousins la couve ;
Elle dit: Joli brun!... ou : Beau blond!... Elle trouve
N'importe qui ; son coude a de la glu qui tient.

Enfin elle est rentrée. Elle veut rêver seule,
Sur quoi ? sur rien : le spleen, le dégoût indistinct.
Ceux qu'un destin maudit écrase sous sa meule
Ont les inconscients soubresauts de l'instinct,
Gestes de naufragés que l'abîme enlinceule.

Or les femmes qu'on voit très dures aux vrais maux
Ont une source immense en leur âme craintive :
Sentimentalité niaise et maladive,
Et quand le coeur est plein, il déborde en sanglots.

Et seule, elle se mit à pleurer, Chavirette.
Pourquoi ? pour rien : ses jours se ressemblent entr'eux ;
Et, dans le cadre noir, au-dessus de sa tête,
Son portrait rit encor du même rire affreux
Entre deux tableautins obscénement fiévreux.

Pauvres anges déchus ! pauvres êtres infâmes !
Pauvres corps profanés qu'on n'ose appeler femmes !
Violons ou plutôt guitares de l'amour,
Dont l'âme, dont le corps, dont tout l'être est en proie
Au premier qui vous dit : Voilà ton pain d'un jour !
C'est vous que le passant nomme filles de joie.

La joie! oh ! ce vieux mot patricien rugit
D'un tel accouplement sale et démocratique.
Mettre pareille enseigne à semblable boutique !
Est-ce que l'on dit joie en place de : Ci-gît ?
Joie ? assouvir l'ardeur de toutes les Sodomes !
Joie ? abreuver la soif de toutes les rogommes !
A cette heure farouche où l'ivrogne mugit,
Quelle joie est-ce donc d'être une auge pour hommes ?

Dites, vous souvient-il parfois du temps défunt,
Quand vous aviez la chasteté comme un parfum,
Et, dans un corps brûlé de hâle, une âme blanche ?
Voyez-vous pas encor, dans le lointain profond,
Un fantôme qui sur votre couche se penche,
Effleurant d'un baiser maternel votre front ?
Vous souvient-il encor, quand venait le dimanche,
Comme, le nez au vent, et le poing sur la hanche,
A travers la pelouse on s'élançait en rond ?

Ah ! bast ! C'est déjà vieux comme une vieille lune
Ces rondes, ces baisers ! une mère ! oh ! là, là !
Elle a pour vous l'aspect d'une main importune
D'où l'ouragan maudit des taloches, grêla.

Songez peut-être au temps où commença de battre
Votre coeur. A seize ans, que diable, on a l'amour !
L'hiver, un jeune gars venait au coin de l'âtre,
Et vous prenant la main, il vous faisait la cour.
Mais vous vous moquez bien de ce coq de village :
Au treizième de ligne il est resté tambour,
Et, bien qu'il vous eût dit d'attendre son retour,
Il ne reviendra pas ; — vous encor moins, je gage.

Soit ! — Vous êtes venue à Paris ; sous les toits,
Une machine à coudre, acquise à tant par mois,
S'efforçait de payer les termes du concierge,
Et le maigre repas de l'ouvrière vierge :

C'est alors que le diable a fait valoir ses droits,
Dites, vous souvient-il de l'amour primevère,
Du jeune homme qui sut vous attendre longtemps ?
Ah ! souvenir lointain : même cœur, même verre,
Pour comble de bonheur, même âge : dix-huit ans !

— N'aimer qu'un seul amant pour la vie, est-ce un crime ?

Mais après celui-là, combien d'autres ? L'abîme
S'entr'ouvrait sous vos pieds, marcheurs insoucieux,
Et vous dégringoliez, comme un ange sublime
Qui pour gagner l'enfer s'élancerait des cieux,
Les remords s'envolaient au vent des amourettes,
La folie en dansant agitait ses grelots,
Et vous n'entendiez plus que les gammes clairettes
Du rire, ce fatal précurseur des sanglots.

Maintenant, c'est fini ! Pleurez ! Votre âme est morte,
Et votre corps souillé comme un haillon baveux ;
Il vous manque des dents, et votre haleine est forte,
Vous avez trop de rouge et trop peu de cheveux ;
Vous étiez la maîtresse, et vous êtes l'esclave,
L'esclave des désirs abjects et repoussants ;
Dans la rue, à minuit, vous hélez les passants,
Et du premier venu vous essuyez la bave !

Or, quel âge avez-vous ? Pas encor vingt-six ans!

Eh bien ! non, ce n'est pas pour cela qu'elle pleure.
Son enfance, ni son fiancé, ni l'amant,
Ni la honte où sa vie entière se défleure,
Ne lui causent souci, ni rêve, ni tourment.
Cette fille n'a plus de coeur et plus de tête,
Plus de ceur pour sentir la profondeur du mal,
Plus d'esprit pour en rire : elle a la douleur bête;
Car tout est mort en elle, excepté l'animal.

Comme l'âne très vieux, très sourd, très las, très lâche,
En souvenir des coups garde un oeil attendri,
Comme l'arbre tombé sous les coups de la hache
Semble saigner et dont les branches ont un cri,
Elle a l'instinct et les ressentiments moroses,
La lamentation de tout ce qui périt,
Et ses pleurs sont pareils à la plainte des choses.

Peut-être je vous plains, mais aussi je vous hais,
O Ninon du trottoir, ô Phryné vénéneuse!
Vous rendez largement les maux qu'on vous a faits :
Vos baisers sont malsains, et votre âme haineuse.
Il faut, pour vous parler avec quelque amitié,
Être plus vieux et plus jeune qu'un patriarche.
Le mal ne fait jamais les choses à moitié :
Si l'on remue un peu cette fange qui marche,
Le dégoût vient au coeur et chasse la pitié.

Amis, pardonnez-moi de conter une histoire
Aussi sotte qui tombe en pur galimatias;
Mais je l'avais connue au beau temps de sa gloire,
Et je l'aimais encor, vaguement, de mémoire…
C'est horrible, aujourd'hui, de la savoir si bas !

Émile Goudeau / Fleurs du bitume