« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Hier mon père avait la grippe

 

 

 

     Hier mon père avait la grippe. Elle ajoutait à sa faiblesse. Pour le déplacer de sa chambre à la salle du rez-de-chaussée, il a fallu le mettre sur un fauteuil roulant. Puis la vie désormais habituelle a repris : le sourire de ma mère. Les gaufrettes et le yaourt au cassis. Le café brûlant servi dans un gobelet en plastique La conversation avec d'autres familles présentes. Mon père ce jour-là a encore moins parlé que d'habitude. Il comptait et recomptait les boutons de son gilet. Cette activité semblait ne devoir jamais le lasser. Il ne sait presque plus lire. Il a déserté la lecture comme beaucoup d'autres choses. Cet après-midi il ne savait plus que compter les boutons de son gilet, sentir leur épaisseur entre ses doigts, lentement. Il n'y avait dans ce geste qu'un trésor de patience et de fièvre. À la même heure, dans le monde, des millions d'hommes devaient s'épuiser dans toutes sortes de gestes. Aucun, j'en suis sûr, n'accomplissait un geste aussi rayonnant de calme que celui-ci : compter et recompter les boutons d'un gilet comme on fait rouler les grains d'un chapelet entre ses doigts, doucement et en ne pensant à rien.

 

Christian Bobin / La présence pure (extrait)