BARBARA PATTERSON, DANS LA CUISINE DE SA MAISON
Par domcorrieras, le jeudi 14 mars 2024 - Proses & autres textes - lien permanent
BARBARA PATTERSON, DANS LA CUISINE DE SA MAISON, JACKSON STREET, SAN DIEGO, CALIFORNIE, MARS 1981. Dennis Hopper ? Politique ? Fils de pute ! Morceau de merde collée aux poils du cul ! Qu’est-ce qu’il en sait de la politique, ce crétin. C’était moi qui lui disais : mets-toi à la politique, Rafael, consacre-toi aux nobles causes, carajo, tu es un putain de fils du peuple ! et le crétin me regardait comme si j'étais une merde, un détritus, il me regardait depuis une hauteur imaginaire et répondait : ce n’est pas aussi facile que de faire des pâtes à l’eau, Barbarita, ne t’emballe pas, et puis il se mettait à dormir et moi je devais aller au travail et ensuite suivre les cours, bref, j'étais occupée toute la journée, je suis occupée toute la journée, à gauche et à droite, de l’université au boulot (je suis serveuse dans un fast-food sur Reston Avenue), et quand je revenais à la maison je trouvais Rafael en train de dormir, les assiettes dégueulasses, le sol dégueulasse, des restes de repas dans la cuisine (mais rien de prêt à manger pour moi, le salaud), la maison, une porcherie, comme si une horde de mandrills était passée par là, et alors il fallait que je me mette à nettoyer, à balayer, à cuisiner, et ensuite il fallait que je sorte et que je remplisse le réfrigérateur de provisions, et quand Rafael se réveillait je lui demandais : tu as écrit, Rafael ? tu as commencé à écrire ton roman sur la vie des Chicanos de San Diego ? Rafael me regardait comme s’il me voyait à la télé et disait : j’ai écrit un poème, Barbarita, et moi alors, résignée, je lui disais allez, espèce de crétin, lis-le-moi, et Rafael ouvrait deux canettes de bière, m’en donnait une (il sait bien, ce taré, que je devrais pas boire de bière) et ensuite il me lisait son putain de poème. Et ce doit être parce que dans le fond je continue à l’aimer que le poème (seulement quand il était bon) me faisait pleurer, presque sans que je m’en rende compte, et quand Rafael arrêtait de lire, j'avais le visage trempé et luisant alors lui s’approchait de moi et je pouvais sentir son odeur, il sentait le Mexicain, le salaud, et on s’enlaçait, très doucement, ensuite, mais au bout d’une demi-heure, on commençait à faire l’amour, et ensuite Rafael me disait : qu'est-ce qu’on va manger, ma petite caille dodue ? et moi je me levais, sans m’habiller j'allais dans la cuisine et je lui faisais ses œufs au jambon et au bacon, et pendant que je cuisinais, je pensais à la littérature et à la politique et je me souvenais du temps où Rafael et moi on vivait encore au Mexique et qu’on était allés voir un poète cubain, allons le voir, Rafael, lui ai-je dit, tu es un fils du peuple et ce pédé, qu’il le veuille ou pas, il devra reconnaître ton talent, et Rafael m'a dit : mais c’est que je suis viscerréaliste, Barbarita, et moi je lui ai dit ne sois pas con, tes couilles sont réal-viscéralistes, mais est-ce que tu ne veux pas te rendre compte de la putain de réalité, mon amour ? et Rafael et moi on est allés voir le grand chantre de la révolution et tous les poètes mexicains que Rafael détestait le plus (ou plus exactement que Belano et Lima détestaient le plus) étaient passés par là, ç’a été bizarre parce que tous les deux nous l’avons perçu par l’odeur, la chambre de l’hôtel du Cubain sentait les poètes paysans, les types de la revue El Delfin Proletario, la femme de Huerta, les staliniens mexicains, les révolutionnaires de merde qui tous les quinze jours encaissaient les deniers du Trésor public, bon, me suis-je dit à moi-même, et ai-je tenté de dire télépathiquement à Rafael, ne fous pas tout par terre maintenant, pas d’erreur maintenant, le fils de La Havane nous a bien accueillis, un peu fatigué, un peu mélancolique, mais en gros bien, et Rafael a parlé de jeune poésie mexicaine mais pas des réal-viscéralistes (avant d’entrer je lui avais dit que je le tuerais s’il le faisait) et j'ai même inventé, comme ça, un projet de revue qui, ai-je dit, allait être financée par l’université de San Diego, ma putain de revue chimérique l’a intéressé, les poèmes de Rafael l’ont intéressé, et tout à coup, l’entrevue tirait sur sa fin, le Cubain, qui à ce moment-là paraissait plus endormi qu’éveillé, nous a questionnés à l’improviste sur le réalisme viscéral. Je ne sais pas comment expliquer ça. La chambre dans le putain d'hôtel. Le silence et les ascenseurs lointains. L’odeur des visites précédentes. Les yeux du Cubain qui se fermaient à force de sommeil ou d’ennui ou d’alcool. Ses paroles inattendues, comme prononcées par un homme hypnotisé, mesmérisé, tout a contribué à ce que je pousse un petit cri, un petit cri qui cependant a retenti comme un coup de feu. Ce devait être les nerfs, c’est ce que je leur ai dit. Ensuite nous sommes tous les trois restés silencieux pendant un moment, le Cubain sûrement en train de se demander qui pouvait être cette gringa hystérique, Rafael en train de se demander s’il allait parler ou ne pas parler du groupe, et moi me disant et me redisant pute de merde, quand est-ce que tu vas coudre tes putains de lèvres. Et alors pendant que je me voyais moi-même enfermée dans le placard de la maison, la bouche transformée en une croûte immense, lisant et relisant les nouvelles du Llano en flammes, j'ai entendu Rafael parler des réal-viscéralistes, j’ai entendu le pédé cubain poser et reposer des questions, j’ai entendu que Rafael disait que oui, que peut-être, que la maladie infantile du communisme j'ai entendu que le Cubain suggérait des manifestes, des proclamations, des refondations, une plus grande clarté idéologique, alors je n’ai pas pu en supporter davantage et j’ai ouvert la bouche et j’ai dit que tout ça était fini que Rafael ne parlait qu’à titre personnel, comme le bon poète qu’il était, Rafael m’a dit tais-toi Barbara, et mot je lui ai dit toi tu me fais pas taire, crétin, et le Cubain a dit ah les femmes, et a essayé de s’interposer avec sa merde de macho aux couilles pourries et puantes et j’ai dit merde, merde, merde on veut seulement publier dans la Casa de las Américas à titre personnel, le Cubain m’a regardée alors l’air très sérieux et a dit qu’évidemment, dans la Casa de las Américas, on publiait toujours à titre personnel, tant mieux pour eux, ai-je dit, Rafael a dit ferme-la, Barbarita, sinon le maître va penser des choses qui ne sont pas vraies, j’ai dit que le putain de maître pouvait penser ce qu’il voulait, mais le passé est le passé, Rafael, et ton futur est ton futur, non ? alors le Cubain m'a regardée l’air plus sérieux que jamais avec des yeux qui semblaient dire si on était à Moscou tu finirais en asile psychiatrique, ma petite, mais en même temps, ça aussi je l’ai perçu, comme s’il pensait, il ne faut pas en faire non plus un drame, la folie est la folie est la folie et la mélancolie aussi et dans le fond de la question tous les trois nous sommes américains, des enfants de Caliban, perdus dans le grand chaos américain, et ça je crois que ça m’a attendrie, voir dans le regard de l’homme puissant une étincelle de sympathie, une étincelle de tolérance, comme s’il disait ne t’en fais pas, Barbara, je sais bien comment sont ces choses-là, et alors, quelle idiote je fais, j'ai souri, Rafael a sorti ses poèmes, une cinquantaine de feuilles, il a dit ce sont mes poèmes, camarade, le Cubain a pris les poèmes, l’a remercié et tout de suite lui et Rafael se sont levés, comme au ralenti, comme un éclair, un éclair double ou un éclair et son ombre, mais au ralenti, et pendant cette fraction de seconde j’ai pensé tout est bien, pourvu que tout soit bien, je me suis vue en train de me baigner sur une plage de La Havane et j'ai vu Rafael à côté de moi, à environ trois mètres, en train de parler avec des journalistes nord-américains, des types de New York, de San Francisco, en train de parler de LITTÉRATURE, en train de parler de POLITIQUE, et aux portes du paradis.
Roberto Bolaño / Les détectives sauvages (extrait)