« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DOUTZ BRAIS E CRITZ

 

 

 

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     Ce ne fut pas dans un accès d'enthousiasme gratuit, ni en lisant des épopées disparues dont l'existence est douteuse, que Dante appela Daniel il mogliore fabro, le meilleur artisan, mais pour sa maîtrise du verbe.
     Peut-être le plus beau des poèmes qui nous restent est-il le douzième (d'après le catalogue de Cannello), c'est en tout cas celui qui perd le moins à être traduit.

 

DOUTZ BRAIS E CRITZ

I

     Quelle douceur dans les cris, les clameurs et les chants et les vœux que j'entends des oiseaux, qui, dans leur latin, prient chacun leur compagne comme à nos bien-aimées nous destinons nos rêves. Ainsi moi, dont le cœur aspire à la plus noble, devrais-je écrire une chanson d’un art incomparable, sans un mot inexact ni une rime fausse.

II

     Ni peur ni souffrances ne m’assaillirent quand je passai la première fois les remparts du château où demeure ma dame, elle dont j'ai plus grande faim que n’eut jamais le neveu de saint Guillaume. Mille fois dans le jour je languis et je rêve à cette beauté suprême qui surpasse toute autre, de même qu’une joie véritable surpasse et courroux et fureur.

III

Gracieux accueil je reçus, ainsi que mes discours, point d’errance dans mon choix, mais j'eusse préféré l'or à la brindille le jour où ma dame me donna un baiser et qu’elle nous fit bouclier de son manteau couleur de nuit, afin que les méchantes langues ne puissent nous voir, les médisants aux langues de serpent qui répandent au monde tant de paroles mauvaises.

IV

     Puisse Dieu, puisse l’élu qui racheta les péchés de l’aveugle Longinus, puisse-t-il lui plaire que ma dame et moi-même nous étendions en une chambre où nous ferions fructueuse alliance, source de grande joie, où, au milieu des caresses et des rires, elle dévoilerait son beau corps dans la chaude lumière des lampes.

V

     Jamais le rameau couvert de fleurettes encore emboutonnées que les oiseaux font trembler de leur bec, par sa fraîcheur ne surpassa ma dame, sans qui je ne voudrais, ni Rome posséder ni tout Jérusalem. Tout entier, mains jointes, je lui fais allégeance, car l'aimer ferait honneur au roi d’au-delà Douvres, comme à celui qui possède Estelle et Pampelune.

     On peut trouver dans le dernier vers de la quatrième strophe ce qui distingue Arnaut Daniel des autres poètes provençaux *.

Y dar nueva lumbre las armas y hierros.

Littéralement :

Et les armes reflètent une lumière nouvelle.

     La délicatesse et le sens absolu de la beauté qui purent créer ce vers méritent les louanges de celui qui chanta

Tu, nuovoletta, in forma piu che umana
Foco metesti dentro al mia mente

avant de chanter le paradis.

     Un passage de la huitième canzone nous donne l’exemple d’une virtuosité aussi belle qu'intelligente :

     En haut, en bas, parmi les premières feuilles, branches et ramilles se recouvrent de fleurs, et nul oiseau ne tient fermé son bec, tous appellent, tous chantent.

cadahus
en son us

chacun à sa manière. Comme la joie que m’inspire le printemps, celle que me procurent les oiseaux me pousserait à chanter si l'amour ne m'assiégeait, ne voulait accorder les paroles au chant.

Ce qui veut non seulement dire « les accorder l’un à l’autre », mais, à mon avis, « les accorder avec lui-même », à moins que je ne trouve dans les mots provençaux plus que n’y a mis le poète, ayant encore en tête le vers 52 du vingt-quatrième chant du Purgatoire :

     lo mi son un che, quando amor mi spira, noto, ed
a quel modo che ditta dentro, vo significando
.

     Quand l'amour m'inspire, répondis-je, je l'écoute ; et ce qu’il me dicte, je le chante, tel que je l’entends en moi.

     L’imitation du chant des oiseaux, cadahus en son us, se poursuit dans les autres strophes.

                             Il. Er va sus,
                                 Qui qu'n mus,
                            III. Mas pel us
                                 Estauc clus.

     Il nous reste dix-huit poèmes de Daniel. L’un est une satire trop grossière pour les oreilles modernes ; trois commencent par une ode au printemps ; un commence par célébrer avril, un autre mai ou juin, un autre la saison des fruits, deux l’automne, un enfin l'hiver. Tous les autres sont des poèmes d’amour sans préface, sauf le conte l'Oncle et l'ongla, si mauvais que ce fut peut-être sa première tentative pour composer une sestina, mais c’est malheureusement le seul exemple qui nous reste.
     La quatrième ode ouvre ainsi :

     Quand la glace est fondue, qu’elle a disparu des collines et des vallons, que les fleurs du jardin frémissent au bout des tiges où le fruit mûrira, les fleurs,
les chansons, les cris d’oiseaux et l’air d’une étrange douceur me font de joie battre des mains, en ce moment où avril s’avance.

     Et la cinquième :

     Quand je vois feuille, fleur et fruit paraître dans les branches, quand j'entends du ruisseau le tapage des grenouilles et des bois le concert des oiseaux, alors l'amour fait croître dans mon cœur feuille, fleur et fruit avec une douceur qui m’enlève tout sommeil lors que les autres dorment et prennent leurs plaisirs.

     Ces strophes peuvent nous indiquer par quel processus la poésie Plantagenêt put se transmuer dans les formes lyriques élisabéthaines, moins développées. Mais de telles recherches métriques demandent un examen personnel des textes.
La dixième canzone est surtout remarquable pour ce passage :

     J'ai entendu, j'ai dit pour elle mille messes, j'ai fait brûler huiles et cierges afin que Dieu favorise mes désirs, envers elle dont nulle escrime ne me rapproche ;

et pour ces trois vers, les plus connus qu’ait écrit Daniel :

                     Jeu sui Arnaut qu’amas l'aura
                     E chatz le lebre ab lo bou
                     E nadi contra suberna.

                Je suis Arnaut qui amasse le vent
                Qui chasse le lièvre avec un bœuf
                Et qui nage à contre-courant.

     Trois vers devenus proverbiaux chez les modernes comme chez les Provençaux.
    Le moine de Montaldon y fait allusion dans une satire, non avec mépris, comme le croient certains, mais pour se plaindre que Daniel n’ait depuis rien écrit d’important. Le poète lui-même, dans certaines de ses dernières canzoni, parle de ces vers en termes de moquerie plus ou moins affectueuse, montrant qu’ils revenaient dans beaucoup de discussions et de plaisanteries. L’erreur d’un copiste, « je suis Arnaut qui aime Laura », est un des premiers exemples d’un jeu de mots familier aux lecteurs de Pétrarque, alors que l'esprit provençal s’attachait au second vers :

                  Qui chasse le lièvre avec un bœuf.

On se demanda longtemps si une telle métaphore était acceptable. Lorsque Dante écrit :

                 Jeu sui Arnaut qui plor e vau cantan,
                 Je suis Arnaut qui pleure et vais chantant,

c’est à mon avis une réminiscence voulue, destinée à souligner les qualités essentielles de Daniel, qualités auxquelles on ne saurait accorder trop d'attention et qu’il est difficile de vanter plus que n’a fait Dante lui-même.
     Pour vous faire une opinion critique, objective, pour comprendre à quel point la traduction le dessert, examinez ce vers :

                  Al brieu brisaral temps braus,

dont la sonorité évoque sans coup férir « le dur vent du nord » qui traverse le poème, et voyez ce que donneraient les plus beaux de nos poèmes élisabéthains s’ils étaient récrits en prose.

     La traduction n’aide pas à montrer en quoi Daniel surpasse les autres troubadours, mais je crois pouvoir dire qu’il fut le premier à pleinement comprendre que l’harmonie venait de la disposition des rimes, non de leur nombre, et qu’il élabora ainsi une forme de canzone où les strophes se font un subtil écho, au lieu de s’opposer en désordre.
     Il ne réserve pas sa maîtrise rythmique à ces formes nobles, mais l’applique à des compositions plus légères comme :

                  Can chai la fueilla
                  Dels ausors entrecims,
                  El freitz s’ergueilla
                 Don sechal vais’ el vims,
                  Dels dous refrims
                  Vei sordezir la brueilla
                  Mas ieu soi prims
                  D'amor, qui que s’en tueilla.

     Il faut également louer Daniel de conserver à son discours une allure sans détours, presque celle de la prose, au milieu des formes les plus complexes et les plus difficiles.
     Pour décider si la métrique de Daniel est conforme aux recommandations de Dante, il nous faut examiner avec soin deux passages de De Vulgari Eloquentia (IX, 7, 40) où le Florentin traite des mots trisyllabiques ou presque trisyllabiques.

                       vel vicinissima trisyllabitati
et (II, 5, 26 et suiv.) où
                       Ara auziretz encabalitz chantars

et considéré comme hendécasyllabe.

                       nam duae consonantes extremae non sunt
                       de syllaba praecedente.

 


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★ On trouve dans Muerte del Conde de Niebla de Juan de Mena (un Cordouan mort en 1456), un vers qui diffère et ressemble étrangement à celui de Daniel. Mena, en énumérant les mauvais présages qui accompagnent l’embarquement du comte, ne mentionne pas l’eau, mais suggère son apparition en parlant du sinistre reflet que prennent les armures.

 

Ezra Pound / esprit des littératures romanes (extrait)
Illustration : Ezra Pound, dessin de Davis Levine