« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PARENTHÈSE 56

 

 

 

Si je cessais de vous raconter cette ancienne histoire éteinte
Si j'avouais tout simplement ce que pour moi fut aujourd'hui
Si ce qui ne pourra jamais passer ma bouche avec mes plaintes
Allait un moment vous ouvrir le panorama de ma nuit
Parfois j'ai le regret de la guerre avec son parfum d'absinthe

La guerre c'est la guerre allez qu'on la nomme ou non de ce nom
La guerre mais la vie a-t-elle été rien d'autre que la guerre
Tuer moins qu'à la guerre est-il la règle en cette vie ou non
Habituelle violence et pour finir un trou grégaire
Dites voir quel fossoyeur vous plaît mieux de l'homme ou du canon

Laissez-moi Je voudrais tant arriver au bout de ce poème
Je suis comme un cheval qu'on chasse avec le fouet hors du chemin
Je tords mes pieds dans les cailloux je trébuche à tous les problèmes
Je m'embourbe aux tâches du jour désespérant du lendemain
Et le pis c'est qu'à tous les pas je heurte contre ce que j'aime

Laissez-moi Je sais bien que ce n'est pas tellement important
Un poème de plus ou de moins et qu'ici le chant s'arrête
Où là puisqu'un jour ou l'autre il faudra qu'il s'arrête pourtant
Chacun me tire par la manche exige un instant et me traite
Comme un qui manque à ses devoirs lorsqu'il lui refuse son temps

Laissez-moi Pourquoi me jetez-vous l'un après l'autre la pierre
Pourquoi faut-il toujours discuter tout remettre en question
Est-ce que je ne connaîtrai la paix que dans le cimetière
Est-ce que vous me poursuivrez jusqu'à ce dernier bastion
Est-ce que seul je n'ai pas le droit de m'asseoir dans ma poussière

D'écouter mon cœur de laisser ma tête aller aux rêveries
Est-ce que moi je n'ai pas le doit d'avoir en moi ma douleur
D'être distrait à cause d'elle au milieu du monde proscrit
Est-ce que seul il m'est interdit d'oublier la date et l'heure
Et de laisser chanter en moi ce vieil orgue de Barbarie

Mais tout à coup qu'est-ce que c'est qu'est-ce que c'est que cette peine
Et le temps ensemble a figé les deux aiguilles de midi
Qu'est-ce que c'est qu'est-ce que c'est que cette halte surhumaine
Allez va-z-y la mécanique allez va-z-y la mélodie

 

Aragon / Le roman inachevé
Illustration : Aragon par Savin, 10 décembre 1936