« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DE QUEL BOIS JE ME CHAUFFE

 

 

 

Quand il n'y aura plus que toi et moi
Tu m'entends
Quand il n'y aura plus que toi et moi
Dans cette chambre
Et que même les murs auront déménagé
Moi seul dans la colère de mes membres
Et toi debout comme une épée
Quand le ciel posera son museau de soie fraîche
Sur la vitre lointaine et sur mes horizons
Quand rien ne restera dans l'air que quelques bulles
Tièdes et blanches comme une gorge de pigeon
Quand je pourrai enfin m'asseoir à cette table
Et croire que je suis installé sous les pins
Dans la scierie du vent près de la mer étale
Serrant mon cœur comme un coquillage marin
Quand basculé dans les cordages de la lyre
J'entonnerai ce chant d'orgueil dont chaque cri
Éveillera sur l'eau les meneurs de navire
Quand l'âme s'un seul coup fera sauter l'esprit
Tu sortiras de cette chambre.

Visages de la terre dont je sais le poids
De suie de cire et de feuilles séchées
L'envie me prend de vous saisir moi taciturne
De vous aimer profondément comme on se lie
À la bête perdue au fond d'une rue triste
Qui vous suit sans jamais oser vous dépasser
La pomme et le couteau qui dorment sur la table
Sans qu'il y ait la moindre équivoque entre eux deux
Se prolongent plus loin que les couchants d'usine
Dans le regard d'un homme habitué à sa faim
Ma mémoire est pavée de ces belles faïences
Qu'on trouve dans les fermes noires où se lit
Le temps de s'épouser dans des violettes doubles
Et des coqs maladroits dessinés à la main
Seuls vous m'épouvantez visages de la terre
Comme un ciel de juillet et comme une eau trop claire
Vous me sortez de mes épaules vous avez
De ces rudes façons d'auberge qui me plaisent
Et c'est toute ma vie que vous me rappelez.

René Guy Cadou / Les visages de solitude (1944-1946) (extrait)