« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

BARBARA PATTERSON

 

 

 

          BARBARA PATTERSON, DANS UNE CHAMBRE DE L'HÔTEL LOS CLAVELES, AVENUE NlNO PERDIDO, ANGLE DE JUAN DE DIOS PEZA, MEXICO, SEPTEMBRE 1976. Espèce de vieille pédale lécheur des hémorroïdes du trou du cul de sa putain de mère, j’ai tout de suite senti qu’il était mauvais, à ses petits yeux de singe pâle et ennuyé, et je me suis dit ce salaud va pas rater l’occasion de me chier dessus, fils de son enculée de mère. Mais je suis idiote, j’ai toujours été une idiote et une naïve, et j’ai baissé la garde. Et il s’est passé ce qui se passe toujours. Borges, John Dos Passos. Un dégueulis qui comme par hasard a trempé toute la tête de Barbara Patterson. Et le connard en plus m’a regardée comme si ça lui faisait de la peine, comme s’il se disait ces crétins m’ont amené cette gringa aux yeux délavés pour que je la conchie, et Rafael aussi m’a regardée et cette espèce de nabot trouillard n’a même pas bronché, comme s’il avait déjà l’habitude que n’importe quel vieux sac à pets me manque de respect, n’importe quel vieux constipé de la Littérature mexicaine. Ensuite le vieux pédé dit qu’il aime pas le magnétophone, avec tout le mal que j’ai eu à en avoir un, et les lèche-culs disent O.K., il n’y a pas de problème, on va rédiger tout de suite un questionnaire, monsieur le Grand Poète du Pléistocène, monsieur, au lieu de lui baisser le pantalon et de lui enfiler son magnétophone dans le cul. Et voilà le vieux paon qui fait la roue et énumère ses amis (tous à moitié crevés ou complètement crevés) et qu’il s’adresse à moi en m’appelant mademoiselle, comme si avec ça il pouvait arranger sa saloperie, ce dégueulis qui dégoulinait sur mon chemisier et sur mon jean, finalement je n’ai plus eu la force de lui répondre quand il s’est mis à me parler en anglais, rien que oui, non, je ne sais pas, surtout je ne sais pas, et quand nous sommes sortis de chez lui, une sorte de château plutôt je dirais, et d'où vient l'argent, pédale enculeuse de rats crevés, d'où c'est que tu as tiré l'argent pour t'acheter cette baraque ? j'ai dit à Rafael que nous devions parler, mais Rafael a dit qu'il voulait continuer à traîner avec Arturo Belano, et moi je lui ai dit espèce de connard j'ai besoin de parler avec toi, et il a dit plus tard, Barbarita, plus tard, comme si j'étais une gamine qu'il violait tous les soirs dans les coins les plus indécents et non une femme de dix centimètres de plus que lui et d'au moins quinze kilos de plus que lui (il faut que je me mette au régime mais avec cette putain de bouffe mexicaine qui est-ce qui peut y arriver ?), et alors je lui ai dit j'ai besoin de parler avec toi maintenant et ce maquereau de merde fait semblant de se gratter les couilles, il me regarde et me dit qu'est-ce qui t'arrive, poupée ? un problème imprévu ? heureusement Belano et Requena marchaient devant, ils l'ont pas entendu et surtout ils m'ont pas vue, parce que j'imagine que ma tête martyrisée a dû se décomposer, du moins moi j'ai senti qu'elle changeait, que dans mes yeux s'est injectée une dose mortelle de haine, et alors je lui ai dit va foutre ta mère connard, pour pas lui dire quelque chose de pire, et j'ai fait demi-tour et je m'en suis allée. J'ai passé cet après-midi-là à pleurer. J'étais au Mexique soi-disant pour suivre un cours universitaire sur l'oeuvre de Juan Rulfo, mais dans un récital de poésie à la Casa del Lago j'ai fait la connaissance de Rafael et on est immédiatement tombés amoureux. Ou c'est ce qui m'est arrivé à moi, je ne suis pas aussi sûre pour Rafael. Cette même nuit je l'ai traîné jusqu'à mon hôtel Los Claveles, où je vis encore, et on a baisé à ne plus en pouvoir. Enfin, Rafael est un peu flemmard mais pas moi, je me suis arrangée pour le garder en forme jusqu'à ce que les premières lueurs du jour se soient répandues (comme alanguies ou foudroyantes, quelles aubes bizarres il y a dans cette putain de ville) du côté de Nifio Perdido. Dès le lendemain je ne suis plus retournée à l'université et j'ai passé la journée à bavarder à droite et à gauche avec tous les réal-viseéralistes, qui en ce temps-là étaient encore des garçons plus ou moins en bonne santé, plus ou moins malades, et qui ne s'appelaient pas encore réal-viscéralistes. Ils m'ont plu. On aurait dit des beats. Ulises Lima, Belano, Maria Font m'ont plu, le pédé prétentieux Ernest() San Epifanio m'a un peu moins plu. Bref, ils m'ont plu. Moi je voulais m'amuser et avec eux l'amusement était assuré. J'ai connu beaucoup de gens, des gens qui peu à peu se sont éloignés du groupe. J'ai connu une Nord-Américaine, une fille du Kansas (moi je suis de Californie) qui était peintre, Catalina O'Hara, dont je suis jamais arrivée à devenir vraiment l'amie. Une pute prétentieuse qui croyait avoir inventé l'aquarelle à l'eau. Une pute qui se donnait des airs de révolutionnaire seu-lement parce qu'elle s'était trouvée au Chili quand il y a eu le coup d'État. Bref, je l'ai connue juste après qu'elle se sépare de son mari et tous les poètes lui couraient derrière comme des fous. Même Belano et Ulises Lima qui étaient clairement asexuels ou qui faisaient leurs affaires entre eux discrètement, tu sais, je te suce, tu me suces, juste un peu et on arrête, semblaient rendus fous par cette foutue cow-girl. Rafael aussi. Mais j'ai pris Rafael et je lui ai dit si j'apprends que tu couches avec cette pute je te coupe les couilles. Et Rafael riait et disait pourquoi tu me couperais les couilles, ma chérie, j'aime que toi, mais même ses yeux (qui étaient ce qu'avait de mieux Rafael, des yeux arabes, de tentes et d'oasis) semblaient me dire le contraire. Je suis avec toi parce que tu me donnes mon argent de poche. Je suis avec toi parce que c'est toi qui files le fric. Je suis avec toi parce que pour le moment je n'ai personne de mieux avec qui être et avec qui baiser. Et je lui disais : Rafael, connard, espèce de salaud, fils de pute, quand tes amis disparaîtront moi je continuerai à être; avec toi, moi je me rends compte, quand tu te retrouveras tout seul avec les couilles et le cul à l'air, c'est moi qui serai à tes côtés et qui t'aiderai. Pas les vieilles pédales pourries dans leurs souvenirs et leurs citations littéraires. Et encore moins tes gourous de pacotille (Arturo ? Ulises ? disait-il, mais ce sont pas mes gourous, espèce de gringa grossière, ce sont mes amis), qui telles que je vois les choses vont disparaître un de ces jours. Et pourquoi ils disparaîtraient ? disait-il. Je sais pas, je lui disais, par pure honte, par vergogne, par embarras, par pusillanimité, par indécision, par insuffisance, par bassesse, et je ne continue pas parce que mon espagnol est pauvre. Alors il riait et me disait tu es une sorcière, Barbara, allez, mets-toi au boulot pour terminer ta thèse sur Rulfo, moi maintenant je m'en vais mais je reviens tout de suite, et moi, au lieu de suivre son conseil, je me jetais sur le lit et je me mettais à pleurer. Ils vont tous t'abandonner, Rafael, je lui criais de la fenêtre de ma chambre dans l'hôtel Los Claveles pendant que Rafael se perdait parmi la foule, sauf moi, espèce de salaud, sauf moi.

 

Roberto Bolaño / Les détectives sauvages (extrait)
traduit de l'espagnol (Chili) par Robert Amatio