« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Idiot

 

 

 

Dans les terrains vagues où les gens s'arrêtent un instant
Au-dessus des décombres on assemble le bois de construction
Les coups de marteaux se répercutent
On travaille à ériger les nouveaux bâtiments
Bientôt on y verra un cabaret ceci cela
Ou une quelconque boutique de vêtements
Vaguement je regarde le ciel
Au troisième étage des buildings dès trois heures de l'après-midi on allume les lumières
Les ombres d'hommes et de femmes qui dansent tombent sur l'asphalte

J'aime les petits quartiers
On y entend jouer du jazz en sourdine
Une femme que j'avais rencontrée jadis dans un bar
Y mène une existence peu louable
Une époque absurde y pourrit lentement
Par un jour ensoleillé d'hiver
Alors que je tirais sans hâte sur ma cigarette
Je suis passé par là
Dans ma vie magnifique
Je tombe toujours sur ce genre de ruelles sales
Ce ciel bleu parle plafond déchiré
M'apparaît toujours un peu plus clair

Quand le jour commence à décliner
Les théâtres expulsent des gens tout noirs
Des bruits de pas solitaires au-dessous des bâtiments gris
D'une ville où les fils électriques frémissent
Se faufilent au travers des ombres qui se bousculent nombreuses
Dans l'écho lointain de cette solitude il y a un petit peu de l'essence de la tristesse
Au carrefour se tient un policier
Ce sont bien là les vraies rues de  Tokyo mais
Un peu partout dans cette ville
Il semble que les traces de lumière se fassent de plus en plus petites
Je ne suis pas le seul à être fatigué
Jetant un coup d'œil sur la vitrine où sont disposés des bagues et des parures
Il y a une femme qui gracieusement baille
Et un gentleman qui regarde à la dérobée son profil

Sur la place où au printemps un candidat au parlement
S'adresser à des salariés et à des ouvriers
Avait dit tout le mal possible du gouvernement
Un panneau publicitaire d'un cirque est ballotté par les rafales de vent
Mon regard ne saurait perdre les petits oiseaux qui ont fait halte
Sur les branches mortes des arbres le long de la rue
Alors que je regardais la jeune fille sur la photo du cirque
Je laissais échapper un léger claquement de langue
Naturellement  aucun risque que quelqu'un l'ait perçu
Cette année encore il semble bien que je n'aie pas réussi à me marier

Et maintenant que devrais-je faire ?
Devrais-je prendre ma place dans la queue et acheter l'édition du soir
Lire et me débarrasser comme hier
Des événements du jour ?
Quand les nouvelles du jour lues se seront débarrassées de moi
J'irai boire un café dans un salon de thé
Pour réfléchir devant ma tasse
Aux projets qu'il me faut faire maintenant
Et si une jeune serveuse
Devait par hasard me faire de l'œil
J'espère qu'il ne se passera rien dont j'aurais à rougir

Ayukawa Nobuo / Poèmes 1945-1955
traduit du japonais par Karine Marcelle Arneodo