« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

CULTE

 

 

 

     UN TEMPLE vide, sans idole ni statue.
Les grandes cloches de bronze pendent, toutes gravées d'inscriptions fatales :
     Ces ruches d'incantation attendent le battant.
     Qui donne le vol à l'essaim sonore,
     A toutes les abeilles de la prière et de l'oracle.
                    Le soleil couchant charge de pourpre qui fume
     L'architrave courbe d'un vaste portique, ouvert sur le désert du silence :
     Et ce front de bœuf nocturne ou d'énorme éléphant
     Se relève aux tempes en cornes fatidiques.
     Le silence du dieu est sa forme invisible et sa présence.

     Plus loin, derrière la cloison d'or d'un bois très ancien,
     Comme le fruit durci des longues avenues,
     Au carrefour des voies de la sainte colline,
     Clé de voûte du porche, descend un lourd grelot en racine de mandragore :
     Et il sembler que toute la forêt dût trembler et déjà tremble,
     Si quelque humaine main à lui donner le branle.

     Le mystère des monstres roidis tout le long des allées
     Alterne avec le mystère muet des cloches.
     Tristes, écarquillés et ricanants, que disent-ils entre leurs grandes dents ?
     Ils retiennent la vie des haleines salées
     Qui montent de la mer si lointaine et si proche.

     Que ce lieu pèlerin est propice à l'esprit !
     Ce tertre consacré m'appelle à la prière;
     L'âme fidèle est un divin lotus, calice d'infini :
     Elle a fini de se trahir, elle a fini de se traîner dans les ornières :
     Elle adore : il suffit d'adorer, même sans savoir qui.

     Ici, comme à Mya Sama, l'Ile Sainte de la mer Intérieure,
     Où nul n'a droit que de vivre vrai, où nul ne naît, où nul ne meurt,
     Je m'évade avec joie de la durée, l'éternel cimetière.
     Sois donc avec les dieux plus présents d'être muets :
     Les Kamis ont tout fait. Ils font tout, les Kamis;
     Et le monde est leur œuvre : les Kamis sont l'esprit.

     Près des monstres dentus, je distingue deux bonzes assoupis,
     Peut-être des momies, de sages os qui se dessèchent.
     Tous les rires font voir le squelette et montrent la tête de mort.
     Il faut prendre le pli de Grand'Mère la Terre :
     L'homme en ses bras, toujours, a l'air de l'enfant mort.

     Là-bas, là-bas, au pied de la montagne, dans l'heureuse prairie,
     Près des pagodes bleues, les jeunes filles tirent encore de l'arc,
     La nuque et la pointe des seins, poudrées de cendre rose ;
     Au flanc de la forêt, ricane le masque moustachu du renard blanc consacré au dieu du riz :
     Que m'importent les jeunes filles ? que m'importent les bois ? que m'importe le riz ?

     J'attends les douces ombres, les lilas répandus de la nuit d'été :
     A présent, pour faire venir avec moi les chouettes à la prière,
     Dans la chapelle laiteuse du clair de lune,
     Le blaireau Ra-Mitou bat du tambour,
     Avec deux os ronds de souris,
     Sur la peau de son ventre extrêmement tendue,
     Oui, oui, oui.

 

André Suarès / Sous le pont de la lune (extrait)
Illustration : André Suarès par Louis Jou (aquarelle)