« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'ILLUSION PRÉALABLE

 

 

 

La poésie ne serait pas lumière si elle
ne courait pas perpétuellement le risque
de l'imposture.

André Frénaud


     On commence par être un médiocre poète. Il faut en passer par là; dès lors que la poésie ne s'apprend dans aucune école mais consiste d'abord en un curieux besoin ou désir de parole, incertain de son objet, ayant plus ou moins l'imitation pour principe et la reconnaissance comme fin inavouable.
     Écrire juste ne se peut que fort tard.
     Celui qui, comme Rimbaud, s'est reconnu poète, croyant savoir ce qu'est ou ce que doit être la poésie, et se fixant pour but de la réinventer, celui-là découvre qu'elle se dérobe et que s'y consacrer vraiment suppose de la perdre en chemin… « Poète », ce n'est ni une identité ni une fonction, juste le choix d'une condition et d'un travail :

Qui veut voler par les mains  et bouches des hommes,
doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire
vivre en la  mémoire de la postérité, doit comme mort en
soi-même suer et trembler maintes fois, et autant que nos
poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur
aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. *


✱✱✱✱


L'enfant prodigue

     Qui entrerait jamais en poésie si celle-ci ne commençait par une illusion préalable : celle de l'adolescent rêvant et rimant sa vraie vie dans les mirages de la langue, celle de Rimbaud abusant des images, celle de Du Bellay en chemin vers sa gloire romaine ?

     Bavardages du poète précoce : trop de songeries, trop de phrases, trop de pages vite composées… Pour qu'Orphée devienne cet initiateur qui ouvre aux hommes l'accès aux merveilles de la voix, n'a-t-il fallu qu'il fût d'abord un amoureux coupable d'impatience ?
     La poésie a besoin de croître et de mûrir pour retourner une illusion d'infini en savoir de la finitude. Elle suppose la fructification du manque dont elle s'alimente et qu'il lui faut apprendre à reconnaître : donner au vide une figure, une forme et des noms, cela ne se peut qu'en jetant d'abord quantité de mots dans le puits sans fond de la langue afin d'en faire sonner le vide.

     Les premiers poèmes du pote précoce désirent la vie plus belle et font exagérément leur deuil de ce monde. Ils accusent la réalité d'indigence et répètent à tout propos que quelqu'un et quelque chose manquent. Ils ont volontiers des façons mélancoliques et des poses désespérées. De toutes parts, ils accentuent : les défauts, les pouvoirs ou les prétentions du verbe, l'insuffisance de ce monde et la beauté d'un ailleurs hypothétique :

                            Autrefois
                            moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,
                            me couvrant d'images les yeux,
                            j'ai prétendu guider mourants et morts.**

     Le geste d'écrire prend la mesure de ces excès : il apprend à connaître le défaut dont il procède, comprend quelle sorte de plis font nos mots dans la langue, et clarifie de page en page la raison de son encre. Celui qui espérait conquérir l'indicible réalise dans l'écriture même l'échec du langage :

             Sans doute faut-il avoir porté la plainte
             contre le langage, au-delà du soupçon jusqu'à la haine,
             pour pouvoir lui accorder quelque confiance, se fier à
             son mouvement et même aimer ses contraintes,
             l'inflexible syntaxe.***


… /…


* Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la langue française)
** Philippe Jaccottet, leçons, Poésies, opus cit. p.160.
*** J. B. Pontalis, Perdre de vue, éd. Gallimard, collection Folio essais, 1988, p. 251.

 

Jean-Michel Maulpoix / adieux au poème (extrait)