« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LE DEVIN AVEUGLE

 

 

 

Par quels miracles et quel dessein
un arbre pousse branche après branche
et s'empare du ciel, je ne le sais pas
et je ne sais pas non plus pourquoi mes yeux d'enfant
regardent maintenant depuis le visage d'un vieillard.
Il se peut que je sache la date de la fin du monde
et la première palpitation du début.
Mais je ne sais pas ce qui unit le Père au Fils
et le Fils à la jeune aux parfums
et elle à l'Assassin, au Crâne
et à Raiden le lumineux
et ce qui les maintient suspendus au fi
entre le premier et le dernier jour
de leur précieuse vie.

Le moment de la mort, je peux le savoir :
je mourrai un jour comme les autres
mais pourquoi je ressens tant de piété
pour la mort de chacun, je ne le sais.
Je ne sais pas pourquoi un enfant à moi pareil
donne leur nom aux arbres du jardin
et parle à des amis imaginaires
pendant que les armées avancent
et que des draps enveloppent les morts.
Je ne le sais pas, et je saigne.

Je n'ai pas peur de la ville
ni de ses mille voix
j'ai appris parmi elles à connaître
celle qui appelle mon nom.
Je ne peux pas fermer les yeux
et les histoires viennent à moi
comme les odeurs de jardin
ou la branche épineuse que le fleuve
traîne de loin.

Moi qui nulle loi ne recherche
mais mon âme écoute.
Je vois un homme qui se prépare à tuer
et un autre qui cherche du travail
un garçon amoureux, une fille farouche
un crâne tatoué sur un bras
une marionnette de lumière sur un moniteur
et une femme au bord d'une mer
si claire qu'elle semble invisible.

Moi vieux et aveugle, je vois
que les destins avancent
je sens que je me trouve sur la terre
comme une feuille, je vole
et les univers s'écrasent
dans mon verre vide, qui tremble.
Cours petite main cours
toi qui écartes le rideau des jours
jusqu'à la scène où moi je ne vois plus
et tout le monde me voit.

Amour qui as sur la bouche
un signe amer de lutte
je vois des vies que touche l'espoir
pulser, vibrer, revivre
comme le fait le poisson
restitué à l'eau.

 

Stefano Benni / lues en seize et autres poèmes
traduit de l'italien par Jean Portante