« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Les hérons dansent du rap sur la Seine

 

 

 

Je descends tous les soirs au bistrot.
     La lumière dans mes regards s'éteint comme un feu
                           picorée par les ablettes du foie.
     Je m'assieds à côté de la fenêtre, comme toujours.
     D'ici je peux aller n'importe où.

Je peux me rendre tous les jours à la gare. Là où
     les navetteurs sont éternellement les mêmes.
     ils ont pris l'habitude tels les morts
               dans les cimetières :
                           ils se disent ça va ? — ça va !

Moi, je me faufile parmi les valises et leur demande
     s'ils ont pu lui parler, s'ils l'ont vue rire, danser
                le long des corridors, descendre du train.
Je leur montre une photo, je le demande à voix basse
     aux heurtoirs, aux touristes
                qui me font des signes d'adieu,
     peut-être là-bas, dans les champs, les contrôleurs,
          les mécaniciens, sa robe flottait
          sur le remblai, son parfum respirait encore.
          Voilà; aucune nageuse ne détache son pas
          du marchepied, ne descend toute seule du wagon.

Et je me mêle dans la nuit aux hommes qui regardent l'eau
                                    et se taisent. Pas même ceux qui
                        passent le Mirabeau n'en savent rien.
                        Les témoins se rabattent le béret sur les yeux.
                                    Et l'odeur de poisson enveloppe
     les exhibitionnistes livides, qui observent tout, effrayés
     qu'ils sont dans leurs manteaux d'une couleur
                                                                  incertaine.
Je m'accroche à la balustrade en pierre et demande :
                        l'eau, troublée, n'a vu aucun vol en descente.
Par-dessous dévalent les chalands, les matelots
me regardent étonnés. Ses pas qui flottaient sur les vagues,
                       ses petits pas d'oiseaux auraient ébranlé
     leurs corps squelettiques, comme quelques mâts
     plantés dans les nuages de la tempête, ses frères
                                  égarés dans les profondeurs.

Et sur les toits, dans l'obscurité, le silence de la mort.
Aucun être pur, dévêtu, qui a enlevé ses métaux, la confusion.
     Pensifs dans leur tangage, les immeubles chavirent,
     tout en s'appuyant sur les rues comme le rivage
                                                                    sur l'eau.
          Comme les nageuses qui sautaient autrefois
          sur les genoux des hommes autour de la table.
     Les chats roux des cheminées sortent de nulle part,
                       les birmans de la tôle galvanisée,
                                  et moi je demande. Leur passage caresse
          les toits comme les roues d'un train qui n'ont
          point connu le moindre pas d'une voyageuse.
                                 en vain, les simulations, les glissements
                                              de sens qu'induisent les toits.
          Deux nonnes, sur une charpente, s'appuient contre le
                                             vide, négocient avec le mal,
                        avec le bruit d'os brisés qui monte de la rue

Et nous, drapés dans le silence, autour de la table,
                                            nous parlons comme des sourds,
                        pris dans le dialogue heurté des verres,
          sous le tremblement subtil des pots de fleurs
          perdues autrefois dans la saison de notre écoute.

À minuit, je sors dans la rue.
          Je peux revoir les néons qui ont poussé, froids,
                        par-dessus le bistrot. les éoliennes de fumée
                        que tranche, peut-être, leur rasoir cathodique.
De toute manière, je les entends d'ici :
                                 les hérons dansent du rap sur la Seine.

 

Linda Maria Baros / La nageuse désossée - Légendes métropolitaines