« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PEAU ET COUTEAU

 

 

 

À Jean Filhos

     Dans la lame d'un coupe-papier de métal argenté, à la poignée lourde, Salluste Tain regarde son visage allongé curieusement autant que rétréci, et il se force à loucher pour faire coïncider les bords de la double image produite par le rapprochement excessif de l'objet. Son teint est rose, couperosé même; à cause de cela le miroir de la lame lui montre une sorte de saucisse humaine, un curieux compromis entre la pièce de charcuterie, la face d'homme et l'holothurie, sympathique échinoderme vulgairement appelé, sur les côtes méditerranéennes, étron de mer. « Si j'étais chinois, je me mangerais », se dit Salluste Tain. Comme pour lui donner raison, la bouche qu'il ouvre et ferme est presque ronde dans le miroir, et les incisives du haut et du bas s'y détachent comme des bouquets de dents qui seraient longues à faire peur. Une bouche de poisson carnassier et vorace... Une bouche de squale... Entre les lèvres et le nez, la distance est démesurée, et du nez la truffe se détache, s'avance, présente des points multiples qui sont les trous où sont enfouis les comédons. Deux plis de peau, rappelant les ganaches de la mâchoire inférieure du cheval, sillonnent la chose entre le nez et les joues, jusqu'aux poches des yeux, plus gris que verts, sous les petites touffes des sourcils grisonnants. Et le front est une bosse charnue, qui ressemble au gland d'un sexe, malgré ses rides, malgré les quelques touffes de cheveux rares qui le couronnent. Au-dessous, juste avant la poignée tenue en main, la lame porte une inscription gravée, « Bon Noël 1974 », qui descend du menton peu apparent vers le col noir du chandail.
     Tout à l'heure, à l'hôtel du Grand Dé, il était entré avec Cornélie Juan, à qui il avait donné rendez-vous à midi et demi sur le trottoir droit de la rue du Dé et qu'il avait attendue près de dix minutes en se promenant, sans s'étonner d'un retard qui était assez dans les habitudes de son amie. Devant le bureau, au bas de l'escalier, il avait appelé; un homme vieux, gros et qui parlait avec difficulté avait paru, sorti de la pénombre d'une pièce voisine où l'on distinguait la silhouette d'une femme assise qui aurait pu être sa soeur pour l'inertie et pour la grisaille du vêtement; il avait, à cause de son engourdissement, obligé Salluste Tain à demander deux fois une chambre, puis il lui avait tendu une clé qui portait un médaillon de zinc peint du chiffre 9 et il était arrivé à prononcer que c'était au premier étage et que le prix était de vingt francs, ensuite de quoi, payé, avec trois francs de pourboire, il était allé se rasseoir à côté de sa compagne silencieuse, sur un canapé de couleur indécise. De papiers d'identité il n'avait pas été question, non plus que du temps pendant lequel on aurait pu rester. Et Salluste avait poussé devant lui, dans l'escalier qui tournait, Cornélie soudain leste comme s'ils avaient franchi un barrage de police. « La maison doit être du xvme siècle », lui avait-il dit, attentif aux marches dont l'inclinaison témoignait d'un affaissement de la charpente. Affectueusement aussi, il lui avait pris la taille, pour la soutenir, quand elle avait trébuché, et sous la courte veste de tricot il avait senti la nudité de son buste dans la soie de la blouse; mais elle s'était dégagée vite et l'avait devancé.
     En haut, dans le couloir, l'éclairage était si mauvais qu'il aurait été en peine, tout seul, de trouver la chambre; Cornélie, heureusement, avait meilleure vue que lui, et tandis qu'il répétait (un peu bêtement) : « le numéro neuf... le numéro neuf », elle l'avait aperçu déjà et demandait la clé. C'est lui, pourtant, qui avait ouvert, comme si de tourner la clé dans la serrure avait été une prérogative masculine, qu'il eût voulu garder. La chambre n'était pas trop petite, ni le lit, couvert d'un tissu bleu pâle et défraîchi. Sous un plafond enfumé, entre quatre murs tapissés de papier gris, sur une moquette grise, le mobilier ne comprenait, outre le lit, qu'une table de nuit, une armoire à glace, deux chaises et une banquette basse garnie de velours bleu. Une porte ouverte montrait un étroit cabinet de toilette. Deux fenêtres donnaient sur la rue, et l'étage était si bas que l'on dominait de peu les voitures et qu'à sauter au-dehors on aurait eu de la malchance à se casser un membre. Tandis que Salluste faisait l'inventaire, Cornélie s'était débarrassée de sa veste marron, elle s'était déchaussée, elle avait enlevé des chaussettes rouge vif qui sous sa longue jupe violette n'étaient pas en vue quand elle avait encore ses bottillons, et elle s'était jetée sur la banquette, devant l'armoire. Sa pose mettait en relief sa jolie gorge menue, sous la soie verte et dorée, très légère, de sa blouse, un sari recoupé manifestement. Sous une jupe si longue, était-elle culottée ? Salluste le saurait bientôt, avait-il pensé, tandis qu'il dégageait les premiers boutons de la blouse précieuse, et que la jeune femme le regardait dans les yeux avec un air de défi plus que de soumission, malgré l'abaissement de sa tête sur le bord de la banquette, tout près du tapis malpropre.
     — Les chats siamois de tes seins qui jouent sous la soie, s'ils ronronnaient, mes doigts les entendraient, lui avait-il dit à ce moment-là.
     Elle n'avait pas répondu. Ses cheveux d'un châtain peu foncé, coupés assez court, touchaient presque à la glace de l'armoire dans laquelle Salluste se voyait penché sur elle, et il pense qu'il y eut de la gêne dans sa phrase, comme il y en a toujours un peu chez lui quand il met la main sur une femme pour ouvrir son vêtement, même s'il la connaît suffisamment pour que sa peau lui soit familière. Il a retourné le coupe-papier dont la pointe lui pique la paume, selon le poids du métal, et il le tient de façon à ce que l'inscription parte de la lèvre supérieure de son image, passe sur le nez et se termine exactement entre les deux sourcils. Ainsi son front est coupé par la base de la poignée, et il se voit couronné d'une sorte de tiare, qui est un groupe de nudités, féminines évidemment puisque des gouttes d'argent, les seins, font saillie sur tous les torses et puisque les cuisses largement écartées présentent des ventres béants. Jambes et bras enchevêtrés, c'est un fouillis de six filles qui se touchent partout et fouillent leurs corps nus. Point déplaisant au regard de Salluste Tain, qui n'admit jamais la pratique ou le simple spectacle de l'amour en commun qu'en absence de partenaire mâle.      Sa phrase gênée lui demeure en mémoire, avec son allusion à des chats. « Les seins de Cornélie avaient naturellement la couleur du pelage des siamois, se dit-il; leurs tétins étaient de petits boutons lilas ; presque des yeux bleus. Si Cornélie avait voulu participer à mon jeu, rien ne serait advenu; ou plutôt il ne serait advenu que du plaisir mutuel et nous serions encore ensemble, à peine déjoints, sur le lit, dans la chambre de l'hôtel du Grand Dé. »
     Entre ses doigts tourne le pesant coupe-papier, ce qui fait disparaître et reparaître sa figure déformée sous la tiare érotique qui la coiffe. Ce qui est advenu il y a moins d'une demi-heure, il se le remémore. « Voilà ce qui, selon les probabilités, n'aurait pas dû avoir lieu », se dit-il, en regardant passer l'inscription de la lame, en ressentant la piqûre de la pointe.
     Donc il avait déboutonné, jusqu'en bas, la blouse indienne, après l'avoir tirée doucement de sous la longue jupe, dont il avait dégrafé le gros-grain. Craignant qu'il ne déchirât, par brusquerie, la soie fragile, elle avait étendu les bras pour l'aider à dénuder son torse, qu'elle avait soulevé un peu. Ce faisant, pour prendre appui, dans sa posture horizontale, ses mains s'étaient posées sur les boutons du tiroir inférieur de l'armoire et ne les avaient lâchés qu'un instant pour laisser passer les manches; ensuite de quoi, pendant que, penché sur elle, il commençait à caresser ses petits seins, elle avait détourné son visage pour ne pas lui donner ses lèvres et elle avait tiré le tiroir avec tant de violence qu'il était sorti du meuble et tombé sur la moquette. Un bruit à l'intérieur avait signalé qu'il s'y trouvait quelque chose, quelque objet dur. Sans se retourner, sans interrompre l'attouchement lent qui ne devait pas lui être désagréable, Cornélie avait plongé les mains dans le tiroir et n'avait pas été longue à s'emparer de ce qu'elle y avait entendu. Cette chose-là, qu'elle avait regardée vite avant de la mettre sous les yeux de Salluste, comme pour le séparer d'elle, comme pour couper la communication entre son visage et le sien, était un couteau de bonne taille, ouvert, et sur la longue lame d'acier taché de rouille il y avait écrit : Vendetta corsa.
     « Pourquoi les couteaux sont-ils si souvent porteurs de voeux, salutaires ou sinistres ? » pense Salluste Tain, dont les doigts font tourner à nouveau le miroir du coupe-papier, où il n'aurait pas été surpris de lire maintenant d'autres mots que « Bon Noël ».
     — As-tu à te venger de moi ? lui avait dit Cornélie, cependant qu'il essayait de baisser la jupe sous laquelle il venait de constater qu'elle ne portait aucun linge.
     — Mais je t'aime, moi... avait-il répondu, sans être arrivé à passer l'obstacle des hanches musclées et larges.
     — Moi, je marche sur toi comme sur mon ombre, avait-elle dit alors. Je déteste mon ombre parce qu'elle colle à mes pieds et me suit. Je déteste tout ce qui est attaché à moi.
     Elle avait ri de voir son visage attristé soudain. Elle lui avait touché les lèvres du plat de la lame, comme pour lui enjoindre de se taire. Elle avait touché ses yeux de même, ou plutôt ses paupières, qu'il avait baissées à l'approche du fer, en se souvenant du petit garçon qu'il était quand sur la scène du Châtelet il avait vu le bourreau tartare aveugler Michel Strogoff en passant devant ses prunelles la lame d'un sabre rougie au feu. N'était-ce pas à ce petit innocent de jadis que Cornélie avait montré qu'elle avait posé la pointe du couteau corse un peu au-dessous de son sein gauche, et qu'elle avait proposé du geste de prendre en main la poignée, jeu dangereux, jeu défendu aux enfants, si parfois les amants se le permettent?
     — Regarde, avait-elle dit. Il est juste au bon endroit. N'as-tu vraiment pas à te venger de moi ? On a toujours à se venger de celle ou de celui qu'on aime, et jamais on ne trouve l'occasion parfaite, le moment définitif...
     Définit-on un papillon, ou un coléoptère, autrement qu'en le piquant d'une épingle sur le fond d'une boite, les enfants savent bien que non. Le petit garçon sournois dans lequel Salluste Tain était retourné avait refermé sa main sur la main de Cornélie qui tenait le couteau, et puis, avec un sourire à elle adressé pour lui montrer qu'il entrait dans son mimodrame ou dans sa plaisanterie, il avait mis l'autre main dessus et il avait appuyé de toute sa force ou de tout le poids de son corps, ce qui avait enfoncé la longue lame, entre deux côtes, comme dans une statue de beurre. Une clarté blanche avait agrandi les yeux gris clair de Cornélie, tandis qu'elle essayait de soulever la tête et que s'agitaient sur son front des boucles folles. Voyant que s'ouvrait largement la bouche qui n'avait cessé jusqu'alors de rire ou de sourire, Salluste Tain, pour étouffer le cri qui était imminent, avait mis une main sur les lèvres de la jeune femme et les avait tenu fermées, malgré les contractions des mâchoires.    Bientôt, quand tout s'était apaisé, Salluste avait relevé les mains. Une petite écume rose moussait sur les lèvres de Cornélie, presque rien. Le couteau, planté à ras de la poignée de corne et de laiton, frémissait à peine. Peu de sang coulait au flanc du torse, sur le velours de la banquette. Dans la boite du collectionneur d'insectes, ou plus précisément la chambre 9 au premier étage de l'hôtel du. Grand. Dé, il n'y avait d'autre désordre, en somme, que celui des quelques vêtements et des bottillons quittés par Cornélie, à côté du tiroir tombé de l'armoire. On aurait pu ranger cela en trois coups de pied et une poussée, que Salluste n'avait pas fait le simple effort de donner.
     Non. Sans précipitation, devant le spectacle de cette chambre où le lit n'avait pas été défait, il s'était détaché du moment enfantin où l'avait jeté un souvenir du Châtelet, et il était revenu à lui-même, Salluste Tain, et à ce qu'il nommait sa raison de quadragénaire. Il s'était dit qu'il était temps de préparer sans distraction sa sortie. Puis il s'était souvenu d'un cocker un peu fou qu'on lui avait prêté avec un fusil et un furet, quand il était encore adolescent, pour aller tirer quelques lapins dans le bois. Après qu'il eut mis le furet dans le terrier et attendu un peu, un lapin avait jailli, si vite qu'il l'avait manqué; le cocker avait couru au trou, sur lequel était resté braqué le fusil du jeune Salluste, et lui, quoiqu'il le vît dans la mire, avait laissé (point d'autre mot...) son doigt presser la gâchette et faire partir le coup qui avait abattu le beau chien. Peu différemment, un jour qu'il conduisait sur une route escarpée, enneigée et déserte, il avait laissé son pied presser l'accélérateur et ses doigts tourner le volant de façon à engager la roue avant de droite dans la neige profonde. Ce qui s'était produit, et qui de sa part n'était ni plus ni moins involontaire que devant le terrier de lapins ou dans la chambre numéro neuf, l'avait porté à se retrouver également dans un état de stupéfaction après catastrophe. « Et pourtant je ne suis pas vraiment un suicidaire, ni un tueur de bon chien, ni un assassin de femme aimée », s'était-il dit, en considérant l'enveloppe charnelle de ce qui avait été Cornélie Juan et qui gisait sur la banquette bleue dans une pose qui lui semblait moins tragique et plus banale à mesure qu'il regardait... Il s'était demandé si l'expression, à peine triviale, de « vider les lieux » était d'emploi récent, ou si elle aurait été entendue par les contemporains de l'hôtel du Grand Dé, avant la Révolution ?
     Car c'était de cela, avant toute autre chose, qu'il s'agissait, et de le faire sans laisser de traces. Ce qu'il était, ou n'était pas vraiment, importait moins; il aurait le temps, plus tard, de se poser à nouveau la question. En l'occurrence, le premier point dont il s'était inquiété avait été celui des empreintes digitales, auxquelles le roman et le filin policiers ont donné un rôle qui dépasse probablement celui qu'elles peuvent jouer dans la réalité. Il avait cru se rappeler que ces empreintes-là n'étaient distinctes que sur le verre, les métaux, les surfaces polies, et qu'elles étaient d'autant plus nettes que les doigts d'où elles provenaient étaient plus sales. Aucune trace de sang, ou de gras, sur les siens, voilà déjà qui n'était pas mal. Quant à l'arme du crime, comme on la nomme dans les livres où elle est révélatrice, il s'était souvenu de ne l'avoir pas touchée et d'avoir seulement serré sur elle le poing de Cornélie qui la tenait et d'avoir appuyé dessus avec l'autre main. Le poing de la victime était crispé sur le manche encore. Mieux valait, s'était-il dit, ne pas y toucher, et laisser aux enquêteurs l'émotion ou l'intérêt de la découverte. La peau ne l'avait inquiété que peu, car il lui avait semblé que des doigts, surtout propres, n'y devaient guère laisser de marques; la soie bigarrée de la blouse, le tissu violet sombre de la jupe lui avaient paru plutôt rassurants. Mais il savait avoir manié la clé de la chambre; l'avoir tournée, retirée de la serrure, posée sur la table de nuit.
     Alors il avait pris la précaution d'aller laver cette clé dans le cabinet de toilette, où se trouvait, par bonheur, sur la porcelaine du lavabo, un petit savon vert à l'intention des couples passagers et préoccupés d'hygiène; il avait lavé soigneusement ses mains, quoiqu'il n'en eût aucun besoin. Avec son mouchoir, ensuite, il avait saisi la clé, qu'il avait déposée, sans plus la toucher, près de la banquette, comme à portée de Cornélie. Sur la jeune femme il s'était incliné et il avait regardé longtemps dans ses yeux grands ouverts sous le jour tombé de la fenêtre, mais il n'y avait retrouvé rien de l'étrange clarté qu'au moment fatal il avait cru voir.    Comme toute personne dans sa situation, s'était-il dit, il avait eu l'idée de fermer les paupières de la morte ; il n'en avait rien fait cependant; en revanche, il avait cédé à une fantaisie qui lui était venue et qui était d'aller dans le cabinet de toilette et de s'y débraguetter pour uriner dans le lavabo, comme il aurait fait, sans doute, s'il s'était joint avec Cornélie. Son sexe, entre ses doigts, lui avait paru languide et frêle. Il n'avait pas poussé plus loin qu'un petit jet cette sorte de salutation enfantine à sa maîtresse, et il était revenu prendre un léger imper de nylon roux, qu'il avait accroché, en entrant, à la patère de la porte; il l'avait enfilé, il s'était coiffé de la casquette pareille, tirée d'une poche. Pour ouvrir la porte sans toucher à la poignée, il s'était servi de son mouchoir à nouveau. Et il avait été attentif à ne faire aucun bruit dans le couloir, ni en descendant l'escalier où les marches de bois vieux n'étaient pas bien visibles, si Cornélie y avait perdu l'équilibre en montant. Le seuil de l'hôtel avait été franchi si vite que le portier (ou le gérant, ou le propriétaire) certainement ne l'avait pas vu passer. Dans sa somnolence, n'aurait-il pas attendu le soir, ou plus tard, pour s'inquiéter de la chambre 9 et de ses occupants ? La funèbre trouvaille n'était-elle pas réservée à sa compagne, qui avait peut-être l'emploi de femme de chambre, puisque nulle autre, aux étages, n'avait donné signe de présence ?
     Dans la rue, d'abord il avait marché rapidement, il avait traversé la chaussée, tourné deux fois à des carrefours et il s'était un peu perdu; puis il avait ralenti et il avait regardé les devantures. À deux heures, comme il était à quelques minutes près, des gens mangeaient encore dans la plupart des restaurants. Chez Emma, le nom lui avait paru sympathique et il s'était approché pour lire la carte. À côté de l'ascétisme, hachis parmentier et salade de pissenlits, du menu touristique, celle-là proposait de la friture d'éperlans, des cerises, de la crème fraîche, et Salluste avait pensé que si Cornélie, qui avait le goût de la littérature, était sortie de l'hôtel à son bras pour déjeuner avec lui, comme ils en étaient convenus, il aurait pu la mener là, pour un repas qui ne lui aurait pas déplu et qui lui aurait permis de montrer ses connaissances. Ç'avait été leur habitude de se retrouver tôt et de déjeuner ensemble après s'être aimés. Seul, non, il n'avait pas eu envie d'entrer et de manger en la remémorant. Avant de prendre le métro pour rentrer au logis où il demeurait avec sa vieille maman, il s'était dépouillé de son imper et de sa casquette, roulée, remise en poche, car le temps, qui menaçait quand il avait vu venir Cornélie, s'était fait clair et tiède. Quelle bonne idée, s'était-il dit, il avait eue de prendre cet imper italien qu'il ne mettait jamais à Paris, où on ne le voyait d'habitude qu'en manteau de tweed et feutre noir !
     Non loin, sur le boulevard, il s'était engouffré dans l'escalier d'une station de métro; personne, sur le quai, ne l'avait observé; le train avait allongé la distance entre lui et l'hôtel du Grand Dé, asile provisoire de la dépouille de Cornélie. « Je déteste tout ce qui est attaché à moi », s'était-il souvenu qu'elle avait dit en dernier lieu, et parce que l'idée des « derniers mots » de tout homme et de toute femme l'avait obsédé parfois, il avait regretté pour l'honneur de la jeune femme que les siens n'eussent été qu'un mensonge, une provocation ou une plaisanterie.
     Chez lui, sa maman, coutumière de la sieste, reposait. Enfermé dans son bureau, il la laissait généralement déjeuner seule et se passait de repas familial à midi, pour mieux travailler, disait-il. Il avait demandé, une fois pour toutes, qu'on ne vint pas le déranger et qu'on ne s'inquiétât de lui. Nul ne l'avait vu sortir; nul n'avait su qu'il avait eu l'intention de sortir; c'était comme s'il n'était pas sorti donc. L'imper italien avait disparu dans un coffre, où il resterait. Et maintenant Salluste Tain, assis à la table où il pourrait travailler, regarde son visage déformé dans la miroitante lame du coupe-papier surmonté de ce groupe érotique qui autant qu'une orgie pourrait figurer un supplice de filles damnées, changées en statues d'argent. Dans sa paume, la piqûre de la pointe devient plus aiguë, presque insupportable en vérité. Mais ce n'est qu'en faisant appel à tout ce qui demeure en lui de décision qu'il arrive à vouloir fermement la fin de cette douleur et qu'il pose devant lui, sur des feuillets couverts de son écriture, le massif objet auquel il s'est remis longuement comme à la réflexion d'un confesseur pour se représenter ce qui pourrait être appelé le sacrifice de Cornélie Juan.
     Sa mère, qui ne saura rien, bien entendu, si elle savait lui demanderait s'il croyait que la jeune femme avait beaucoup souffert. Là-dessus, pour avoir un semblant d'opinion et pouvoir donner une réponse honnête, il aurait fallu être dedans, pense-t-il. Les interrogations des parents ou des magistrats ne sont pas raisonnables. Avec eux, la seule conduite qui soit raisonnable est de ne pas se mettre dans le cas d'être interrogé.
     « À partir du moment où le souvenir devient concept, se dit-il encore, toute réalité se détache du passé, dont tous les épisodes vont divaguer comme des météores dans le vide spatial, sans plus d'importance que des cendres dont le foyer serait sorti du temps; l'histoire est éteinte. » Pensée qui lui parait notable, et il va prendre son stylobille ; mais les filles d'argent qui gardent son papier, avec leurs minuscules têtes barrées d'une fente comme des crânes ou comme si elles étaient casquées, ont un air funèbre qui le dissuade de toucher de nouveau à la lame. « N'est-ce pas, se dit-il, une pratique d'abolition de toute faute que je viens de trouver là, plus efficace que celle des anciens casuistes ? J'aurais dû entrer dans les ordres, y faire carrière... Père jésuite, il ne serait peut-être pas trop tard... »
     Puis il se dit qu'il n'est qu'un vieil enfant et un vieil innocent. Aura-t-il le temps, avant les instants de la dernière parole et de la dernière pensée, les siennes, cette fois, de cesser de l'être ?


Paris, le 27 juin 1975

 

André Pieyre de Mandiargues / Récits érotiques et fantastiques
Photo Edouard Boubat