« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le lis de mer

 

 

 

… / …

     C’est alors, cependant qu’elle marchait d’un pas moins assuré (car elle était lasse d’avoir fait tant de chemin), et qu’elle se demandait si elle irait encore, ou si elle s’assiérait sur le sol pour rêver jusqu’au lever du jour, ou même si elle ne retournerait pas à la maison, qu’elle le vit paraître entre deux petits monts couronnés d’euphorbes et de lis. La lune presque à ras des flots, derrière le dos de Vanina, l’éclairait en face comme un projecteur de théâtre. Il était très beau, oui, elle ne s’était pas abusée dans ses premières impressions, et la réalité du visage détaché sur fond de nuit rejetait au rang d’ébauches mal venues tout ce que la jeune fille s’était efforcée de retrouver dans sa mémoire, luttant contre l’usure qui ne laisse parfaitement intact aucun objet de souvenir. Voilà donc celui qui allait être «l’amant», celui qu’elle aimait et qu’elle était allée chercher dans la solitude noire. Elle se sentit chanceler, non plus de fatigue, et la défaillance fut pire, ou meilleure, quand elle vit que, s’il n’avait pas de veste, en revanche une longue cravate rouge (de ce modèle en tricot, qui ne s’élargit pas vers le bas) pendait sur sa chemise aux manches retroussées.
     Qu’elle ne l’eût pas entendu, comme l’autre après-midi, dans le bois de pins, s’approcher, il n’y avait rien de très extraordinaire à cela, car il l’attendait évidemment, il la guettait sans bouger depuis bien des minutes, embusqué derrière un repli du sable, et il s’était mis brusquement debout, comme une grande marionnette en pantalon deuil, quand il l’avait vue à sa portée dans le milieu de la plage. «Marionnette?» Le mot, s’il avait été provoqué par cet éclairage théâtral dans lequel était surgi le jeune homme, pouvait-il sans dérision s’appliquer au personnage aimé ? Vanina n’eut pas le temps de réfléchir à ce détail, car ledit personnage était sorti de la scène idéale où elle le contemplait. Il l’avait jointe en quelques larges foulées de ses pieds chaussés d’espadrilles, et il l’avait saisie.
     Ce n’était que par le bras, mais ce fut assez pour qu’elle se connût prisonnière, si longtemps y avait-il qu’elle imaginait ce geste et qu’elle évaluait le poids de cette main posée sur elle. «Tout commence», pensa-t-elle, et elle pensa que l’amour était double, sinon contradictoire, puisque son début matériellement aussi était pesanteur ajoutée non moins que dépouillement. Elle eut un souci encore, qui se rapportait à certain désir qu’elle lui avait exprimé au premier rendez- vous, et dont elle craignait qu’il ne se souvînt plus.
     — Ne parle pas, dit-elle. Tais-toi.
     Il sourit assez gentiment. La règle du silence ne devait pas le gêner. Glissant au long du bras sans lâcher prise, il fit tourner devant lui la jeune fille, saisit l’autre poignet par-derrière, tira les deux bras à les tendre. Elle sentit qu’il effleurait d’un souffle sa nuque, aspirant plutôt, comme une bête qui flaire. Puis il lui fit achever son tour de danse et la lâcha, mais son regard pesait sur elle sans accorder la moindre liberté. Il dénoua lentement sa cravate et la retira, et Vanina l’admirait d’agir avec tant de calme.
     Elle était fière d’aimer et elle était fière d’avoir si bien choisi son amant; elle était fière d’être venue pieds nus jusqu’à lui depuis le début de la plage; elle était fière d’éprouver qu’il lui liait maintenant les mains derrière le dos comme elle lui en avait donné l’ordre naguère, et elle était fière d’avoir eu l’initiative de ce commandement et de cette prise de liens à laquelle il n’aurait jamais pensé de son propre mouvement, car il fallait une femme certes, une vierge même, pour deviner que les bras tirés en arrière et les poignets liés sont le complément indispensable des pieds nus.
     Quand il eut achevé, sans rudesse inutile mais en serrant bien les nœuds, il s’éloigna de deux ou trois pas pour examiner sa conquête. Vanina restait impassible et se prêtait à ses regards comme à des doigts déjà. Il n’était pas besoin d’être sorcière pour comprendre que le jeune homme était émerveillé qu’elle eût subi sans aucune apparence de révolte la première épreuve, et qu’elle fût venue se rendre à discrétion, se remettre captive, s’offrir aux entraves, comme elle avait annoncé, mais comme il n’osait espérer qu’elle ferait véritablement. Ce devait être pour lui grande et haute merveille de voir qu’elle n’avait nullement plaisanté (comme firent certaines femmes, peut-être) dans le bois de pins, et qu’elle allait tenir jusqu’aux extrémités sa promesse; mais soupçonnait-il à quel point c’était merveille plus haute et plus grande pour elle que de s’abandonner ainsi à l’amour et de vouloir n’être libre plus par fanatisme de la condition amoureuse ? Se pouvait- il, d’ailleurs, qu’il eût même une idée de tel amour?
     Voilà qu’il se rapprochait d’elle et la ressaisissait. D’une main, depuis l’épaule, il avait pris possession de l’aisselle proposée par la blouse sans manches ; l’autre arrachait doucement celle-ci de sous la jupe pour arriver à la nudité de la taille. Ses doigts avaient défait le premier bouton du col, et le second, et la jeune fille le voyait penché qui humait de nouveau son odeur, et elle se réjouissait de cet acte dont il ne savait probablement pas, lui, que selon les règles d’une vieille magie orientale il donnait à l’opérateur un pouvoir redoutable sur la personne flairée. Elle sentit que, tout en maniant sa taille sous la blouse, il la poussait en avant, et elle se mit en marche avec docilité dans la direction voulue, sans risquer aucun geste qu’il n’eût imposé, sans se permettre d’appuyer, comme elle en aurait eu le désir, sa joue contre la sienne.
     Ils passèrent entre les deux monticules où lui s’était tenu d’abord, descendirent dans un creux qui offrait une bonne cachette en effet, mais ce n’était pas là qu’il avait résolu de la conduire, car il ne cessait de la pousser pour qu’elle allât, et elle fut obligée de remonter (ce qui n’était pas facile, entravée de la sorte) l’autre pente. Le terrain, sous une croûte friable, s’effondrait à chaque pas. Il fallut gravir le versant d’une plus haute colline, marcher sur le sommet. Des chardons très épineux, si petits qu’elle peinait à les distinguer sur le sable de la même couleur, piquaient ses pieds souvent, et alors elle avait l’impression d’être mieux soumise et plus étroitement liée par le tourment de ces égratignures.
     Après être redescendus, ils prirent le chemin d’un vallon courbe, qui aboutissait rapidement dans un espace un peu plus vaste, assez profond et de tous côtés enfermé par les dunes. Le sable y était lisse, plus fin que sur la plage même, dépourvu de chardons, de sedums, d’herbes et de brindilles, exempt de bêtes vives, net d’ordures ou de choses mortes, libre de toute empreinte, parfaitement vierge. Les dunes, à l’entour, portaient une abondante floraison de lis de mer, dont on aurait dit que le parfum en bas se fût concentré. Nul mot mieux que celui d’« arène » ne pourrait convenir à tel endroit, lequel avait forme de cirque, légèrement ovale à la vérité. En cette arène, donc, où le jeune homme avait amené la prisonnière, l’ombre des bords laissait une large, place au clair de lune. C’est cette place qu’il lui montra de la main, attentif à ne rien dire, selon la loi, et il pesa sur elle et il la fit se coucher sur le sable.
     Coururent les doigts prompts à ouvrir sa blouse malgré le raidissement des boutonnières mouillées, vifs à se glisser partout sous sa jupe, habiles, sans se fixer nulle part, à frôler ses chevilles, ses mollets arrondis, ses longues cuisses et ses hanches si prestement dénudées qu’elle ne savait quand ni comment avait disparu leur mince enveloppe de nylon rouge. Elle éprouvait, en somme, tout ce qu’elle avait désiré, cela même qu’elle avait demandé qu’on lui fit éprouver. Dans la satisfaction, une pensée vint à la traverse, qui était que la fête se déroulait avec quasiment trop d’exactitude, suivait trop parfaitement le programme à l’avance établi. La jeune fille voulut se rendre compte si son amant avait vraiment qualité d’agresseur, et s’il était plus fort qu’elle, comme il fallait qu’il fût pour être digne de son amour, ou s’il ne faisait qu’obéir à ses instructions de la veille, et dans ce cas il l’aurait déçue et elle se fût retirée d’entre ses bras.
     — Non, dit-elle en serrant les dents, en se contractant comme un crabe tiré de l’eau. Ne me touche pas. Délie-moi. Laisse-moi partir.
     Il ne fît que sourire à ce coup, comme pour montrer qu’il avait bien entendu, mais son regard était devenu si farouche, si dure l’expression de ses traits, que l’on voyait l’absurdité de prier, de promettre ou d’ordonner, puisque rien manifestement, sauf qu’on le tuât, ne l’eût empêché de poursuivre son entreprise.
     Alors Vanina s’abandonna de corps et d’esprit au trouble bonheur de se sentir une créature faible, vaincue, saisie, liée, jetée à terre, maniée sans indulgence, forcée dans son intimité secrète, et elle pensait qu’elle était «en proie à l’amour» (comme il se dit), et elle imaginait des mufles doux et des arbres majestueux tous ensemble penchés sur elle pour la consommation d’un sacrifice inhumain et splendide. La lune baignait le sable et lui donnait une blancheur aveuglante au niveau des yeux de la jeune fille. Les lis de mer avaient une autre blancheur, nimbée de feu, sur le vert feuillage pointu qui brillait aussi, débordant la crête de la dune, et leur parfum roulait au fond de l’arène un flot plus puissant et plus lourd que jamais. Les seins de Vanina étaient offerts à la lune, levés avec magnificence et nus (car le pillard n’avait pas été lent à ouvrir, derrière le dos, les agrafes, et à rejeter la guêpière inutile) ; elle les voyait gonflés comme s’ils se fussent nourris de la sève des lis ou qu’ils eussent flotté dans le parfum de ceux-là comme dans un épais liquide, et elle se délectait à la révélation inattendue, non pas d’une ressemblance, mais d’une sorte d’analogie essentielle ou de parenté qu’il y avait entre eux et ces fleurs grasses et l’astre de la nuit
     Un hibou, qui ne devait pas être bien grand, plusieurs fois avait passé presque à ras de la dune. Il pourchassait les chauves-souris, qui fuyaient avec des crochets brusques et des plongeons dans l’air. La lumière à chaque instant diminuait.
Vanina se rappela (elle n’aurait su dire de quelles profondeurs cela sortait) un fragment d’une lettre de Mérimée, qui traitait d’une jolie fille rencontrée à Madrid. Cette jeune personne, à qui l’on avait demandé: «Cela vous fit-il mal?», répondait férocement que: «Quand on aime un homme, l’aurait-il de fer brûlant, on ne sentirait point la douleur ! » Ensuite Vanina pensa qu’elle avait tort de mêler perpétuellement aux choses de la vie des souvenirs de culture, et qu’il serait bon de s’essayer à devenir, comme Juliette, une brute.
     Mais elle ne cria pas quand elle sentit la brûlure du fer.
     Après avoir subi son amant, quand il se fut dégagé d’elle, elle le regarda. La lune avait disparu derrière l’horizon marin, car les lis, flamboyants tout à l’heure sous les derniers rayons, s’étaient éteints comme des lampes, mais les étoiles brillaient avec une splendeur accrue, et elles distribuaient assez de clarté pour permettre d’y voir encore. Il la délia ; ce chiffon qui avait été une blouse légère, repoussé sur les poignets, roulé en pelote, écrasé sous les reins, tordu par le mouvement de lutte, sali de sel humide, tomba. Joyeuse de se trouver nue complètement parmi le sable, elle se donna à lui avec une science qui provenait un peu de ses lectures, un peu de ce qu’elle venait d’apprendre sur le vif, davantage du beau corps grave qu’elle avait très attentivement regardé avant de se presser contre lui de nouveau. «Sans doute, l’homme doit être fort, mais surtout il doit être grave», pensait-elle.
     Ils restèrent longtemps l’un dans l’autre. Le bruit doux des vagues, à quarante mètres de distance, berçait leur union comme la main d’un dieu bénévole, et des météores (c’était la saison qu’ils sont nombreux dans les nuits sans nuages) rayaient parfois le ciel d’un feu orangé.
     Plus tard, il la reprit encore.
     Les cheveux de Vanina étaient mêlés au sable comme des racines, une bouche, comme un poisson, frôlait ses cuisses, son ventre nu, un genou dur heurta son front. «Il n’y a rien d’aussi merveilleux que l’amour», pensait-elle dans la confusion de ses limites, naïvement bouleversée, comblée de grâces, remplie d’une présence tellement énorme et surhumaine qu’elle se sentait enfin, comme elle avait tant désiré d’y parvenir, «communiquer avec toute la nature».
     Une bonté infinie la jetait hors de soi. Elle eut besoin de parler, d’entendre, de gémir. Elle aurait voulu consoler.
     Je te connais, maintenant, dit-elle. Il faut s’aimer pour se connaître.
     Puis, les mots portant des phrases et s’organisant, les souvenirs ouvrant des images épanouies comme des rameaux de corail dans un fond glauque :
     Je suis à toi, dit-elle, par droit de varech, de la même façon que tout ce qui est abandonné sur le rivage appartient au seigneur de la terre. Tu es le seigneur de la terre, mon cher amant fabuleux et grave. Moi, mesquine, je suis balayure de la mer, épave, herbe flottée, goémon, algue rouge, écume; je suis une chose de peu et sanglante, rejetée sur le sable, sous les étoiles. Ce n’est pas de cette nuit, il faut que tu le saches, que je suis sanglante, ce n’est pas d’hier, non plus que d’avant-hier. Je vais te raconter une histoire que je ne dis pas souvent, sache-le bien. Mon père et ma mère ont été assassinés. J’aurais été assassinée avec eux si je m’étais trouvée là, comme j’aurais dû, et s’ils n’avaient pu m’envoyer en Suisse, dans la maison de ma nourrice, Lisbeth, pour me mettre à l’abri des bombardements. Sans doute, j’aurais dû être assassinée, et je suis un peu honteuse, le soir, quelquefois, de ne l’avoir été point, mais je m’en félicite en ce moment, car ainsi j’ai eu le bonheur de te rencontrer, d’aller vers toi pieds nus et d’éprouver en moi le déchirement de ta force tranquille. Oui, mon père et ma mère ont été assassinés. Je suis marquée par le sang, comme on dit dans ce pays. Ce fut à la fin de la guerre, dans leur villa près de Bergame, par une nuit aussi tiède, probablement, que celle-ci : des patriotes (comme on les appelait) se firent ouvrir la porte. On m’a dit que c’étaient de jeunes hommes sombrement vêtus, un foulard rouge autour du cou, avec de longs cheveux tombant sur les épaules par coquetterie ou par nécessité et pour témoigner de la vie sauvage qu’ils avaient dans la montagne. Certains étaient beaux, à ce que l’on prétend. Ils tuèrent d’abord le vieux serviteur qui les avait introduits dans la galerie des marbres, et puis ils emmenèrent mes parents au fond du jardin grillé, dans un endroit où j’allais jouer à la dame de l’ancien temps, quand j’étais petite, et où il y a un bassin de pierre rose entouré de bancs, de statues et de cyprès très hauts et noirs qui se tiennent droits sur le ciel clair. Ils questionnèrent mes parents, car ils auraient voulu de l’or, et ma mère leur donna tous les bijoux qu’elle avait sur elle, son alliance même, mais ce n’était pas assez, probablement (le plus précieux étant dans un coffre, à la banque), car ils la lièrent et la forcèrent sur le bord du bassin, devant mon père qu’ils avaient lié au pied d’une statue d’Hercule. Je me la rappelle bien. Elle n’était pas vieille, et je crois que je lui ressemble. Tu aurais pu l’aimer, si tu étais moins jeune. Ensuite, les patriotes les tuèrent l’un après l’autre, d’une balle dans la nuque, et l’eau du bassin fut rougie de sang. Ils avouèrent tout cela quand on les eut arrêtés, quelques années plus tard, et qu’on fit leur procès. Je pense qu’on les avait battus, selon l’usage, pour les faire parler, mais on ne les a pas tués, je me demande pourquoi. Quand j’y songe, je préfère savoir qu’ils ont été laissés en vie. L’un d’eux, peut-être, te ressemblait... Tu peux bien me tuer si tu veux, puisque déjà tu m’as liée et forcée, et que j’ai ce sang sur moi, mais je pense que tu n’en feras rien, puisque tu m’as déliée et que tu me regardes avec un air de compassion.
Il mit un baiser sur sa gorge. «M’aimera-t-il?» se demanda-t-elle, car elle avait peu d’illusions sur la faculté des jeunes hommes à partager l’amour. Puis elle pensa encore : « Qu’il soit beau et grave, que je l’aime, voilà l’important. II n’est pas absolument nécessaire qu’il m’aime, lui ; il n’est pas non plus indispensable qu’il ait une âme, qu’il soit habité par une sorte d’oiseau de mer. »
     Le silence étant revenu, comme elle n’avait plus envie de parler et qu’il continuait de se taire, ils s’amusèrent de leurs corps encore un long moment, mais à la manière des enfants curieux plutôt qu’avec la fougue et l’excès qu’ils avaient mis d’abord en leurs plaisirs. Explorant, ils s’admiraient. À la fin, elle le renvoya, qui insistait pour l’accompagner jusqu’à la maison du pêcheur.
     — Non, dit-elle. Laisse-moi. J’aurais peut-être honte de me laver devant toi; et j’ai besoin de rester seule pour m’examiner et pour savoir combien je t’aime.
Un peu de sang avait séché sur ses cuisses, comme un point précieux de dentelle noire. Toute nue, tenant à la main les vêtements qu’elle avait ramassés après le départ de l’autre, elle marcha jusqu’au rivage où elle les posa, et elle entra dans la mer. L’eau n’était pas froide. Quelques oiseaux volaient bas, avec des cris qui annonçaient le jour: la nuit avait un début de transparence.
     Elle nagea vers le large, laissant flotter ses cheveux à la traîne, et elle se vit seule sur la surface obscure et remuante, et elle sentit qu’elle arriverait plus vite que d’habitude au bout de ses forces. Elle fut tentée de mourir, mais elle eut peur des âmes, car les oiseaux criaient non loin de sa tête; le mot de «suicide», d’ailleurs, lui avait toujours paru laid, signifiant un acte qui révoltait son naturel, comme ceux de dérobade ou de trahison. Elle ne fut pas fâchée quand ses pieds trouvèrent le sable de nouveau.
     Vint la première atteinte du froid. Vanina tordit ses cheveux, elle se sécha comme elle put, tant bien que mal, en frottant son corps avec la petite culotte, et elle pestait contre le nylon qui ne savait absorber l’eau. Ensuite elle jeta celle-là aux vagues, qui la gonflèrent, l’emmenèrent à la dérive ainsi qu’une grande fleur ou une méduse pourprée. Il ne fut pas facile de se rhabiller avec quelque décence, mais l’aspect lamentable de ses vêtements, un bouton arraché de la blouse, un accroc à la jupe, la flétrissure de la soie adhérant à la peau humide comblaient d’aise et de fierté la jeune fille. «On ne saurait nier, se disait-elle, que l’amour est passé sur moi. Pourquoi ai-je remis mon soutien-gorge ? Je serais bien rentrée en le tenant en l’air, comme un drapeau. Ah! je voudrais que le monde entier pût me voir.»
     Sans doute, mais de témoins notables il n’y avait que les oiseaux pêcheurs, qui ne valaient tout de même pas que l’on déployât pour eux l’étendard, que l’on mît en branle trabans et trompettes, et Vanina dut se résigner à prendre solitairement le chemin du retour. Ce fut avec plus de lenteur qu’à l’aller, quoique en plus droite ligne, car elle se sentait rompue de courbatures et elle sentait dans le bas de son ventre une douleur sournoise qui l’empêchait de marcher aussi rapidement qu’à son pas coutumier. Du fait de cette douleur, elle éprouvait un contentement, car elle y voyait la preuve qu’elle n’était pas la dupe d’un songe (tant de fois avait-elle rêvé de sang, et qu’elle allait toute seule au point de l’aube sur des plages interminables). Elle eût pu rêver la douleur aussi, dans le pire des cas, mais telle éventualité n’était guère acceptable, à cause de cette impression de présence souveraine qu’elle avait déjà connue et que le mal ravivait fortement. Il lui semblait qu’un peu de son amant s’était détaché, comme le dard laissé par le frelon dans la blessure, et qu’elle portait cela en elle-même, comme une relique. Elle se demanda s’il souffrait, lui, d’avoir perdu ce peu dont elle avait la sainte garde.
     Elle traversa le canal des pêcheries ; le courant y était violent si le reflux vidait l’étang dans la mer. Du plus loin, elle apercevait la tour de Sainte-Lucie détachée sur le ciel. II faisait presque jour quand elle fut devant la souche qui marquait l’endroit de ses souliers, et elle les retrouva où elle les avait déposés, sous la gueule de crocodile (laquelle n’avait rien de méchant qu’au clair de lune). S’étant rechaussée, elle marcha d’un pas encore moins vif, mais plus ferme.
     Les barques avaient pris la mer en son absence, avant le jour, comme d’habitude, et sur la grève il ne restait que les canots de promenade. Une femme s’y trouvait, seule, dressée sur sa longue jupe parmi des ancres, qui s’enferma dans un voile noir quand elle vit paraître l’étrangère, et qui la regarda sans saluer ni mot dire, avec une expression qui était plutôt de refus que de mépris ou d’étonnement. Vanina se dit ironiquement qu’elle reprenait contact avec le monde du travail, au sortir de celui de l’amour.
     Sans avoir rencontré personne d’autre que cette figure de la sévérité, elle regagna sa chambre. Rien ne bougeait dans la maison.

     Dormit-elle? Non; elle se remémora. Puis elle quitta son «habit d’amoureuse» et le mit en boule dans un coin de sa valise. Moins bizarrement vêtue, elle alla réveiller Juliette, l’obligea à se lever, à se vêtir aussi, à faire le thé et son bagage. On s’en allait, mais oui, tout de suite, avant que la chaleur du jour fut pesante; il y avait bien autre chose à voir en Sardaigne que la plage de Sainte-Lucie, où l’on était resté trop longtemps déjà. Tout au plus, si elle voulait, Juliette avait permission d’être photographiée encore une fois devant la tour sarrasine.
     Angela, quand elle eut entendu la nouvelle, poussa des lamentations, s’inquiéta si quelque chose avait déplu à ses pensionnaires (peut-être les cris de la petite fille, ou les blattes rongeuses, gourmandes de sucre et de soie artificielle), les supplia de remettre au moins leur départ à l’après-midi, pour que Francesco pût les saluer, leur offrir une langouste vivante au retour de la pêche. Juliette, facilement émue, était près de se lamenter également, mais Vanina fut inflexible. Elle paya (largement, car il fallait une prime de consolation), tira les bagages sur le seuil, chargea le souriceau. Le démarreur fit son office. Il n’était pas encore huit heures qu’elles roulaient, au sortir du village, sur une allée caillouteuse, entre des eucalyptus et des pins.
     Dans la voiture, comme Vanina se taisait, Juliette, après avoir un peu grogné, s’endormit. Vanina conduisait avec une légèreté minutieuse qui devait tout à l’habitude et n’empruntait rien à l’esprit. Celui-là, disponible, s’exaltait. Tant et si bien que la jeune fille parvint à une sorte de pur vertige, et qu’elle arrêta un moment la voiture pour s’y mieux abandonner. Ce fut sur la route d’Orosei, dans le milieu d’une haute vallée («andine», pensa-t-elle) où des monts cachaient la mer proche dont on entendait le bruit, où largement s’étendaient les terres broussailleuses. Avec une extrême avidité, comme si c’eût été son dernier regard, elle jeta les yeux sur les cimes grises déchirant le bleu violent du ciel, sur les lointains violets et roux, sur les grands blocs épars tachetés de lichen, sur les rochers tigrés, zébrés sauvagement. Elle contemplait le lit d’un torrent à sec et les veines de cailloux, les masses tombées au pied de la montagne, la poussière du sol, les arbres et les arbrisseaux épineux, les plantes menues, les herbes ; elle suivait le vol des oiseaux et celui des insectes, elle écoutait des cris divers et des bourdonnements, et elle se sentait déborder d’une tendresse immense à laquelle tout cela confusément participait, tendresse qui était ainsi qu’un tourbillon, et qui avait pour centre sinon pour moteur, au fond d’elle-même, cette présence de son amant encore.
     «Il est assez admirable, se dit-elle, que je n’aie pas eu la mauvaise idée de lui demander son nom. L’amour a-t-il besoin d’une étiquette?»
     Et elle remit la voiture en marche.

André Pieyre de Mandiargues / Le lis de mer (extrait) / Récits érotiques et fantastiques