« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

HOMMAGE A LA BIERE


 

 

Lu par l'auteur lors de sa célébration d'Officier du Fourquet


A  Moussia et à  Arthur Hautot

 

 

La bière comme la poésie coule avec des images de      

     houblon et des métaphores d'orge blonde ;

Je loue la bière claire diaphane qui est la raison

     liquide des peuples heureux ;

C'est elle que j'ai sucée avec le lait de ma mère et le

     vin des messes basses ;

Je la revois une et savoureuse, indivisible dans ses

     mille transparences ;

Et c'est en fidèle que je récite la litanie exaltée de cette

     boisson universelle ;

Bière vaporeuse et fluide qu'on distillait avant la

     grande guerre dans les petites brasseries du

     Brabant Wallon ;

Bière aigre, piquante, tranchante et acérée que l'on

     déguste dans les villages picards du Hainaut ;

Où les moissonneurs comme dans les tableaux de

     Breughel l'apprécient à l'altitude de son alacrité ;

Faro, neutre et anonyme que Baudelaire appelait

     une bière deux fois bue ;

Gueuze-Lambic tâtée par Rimbaud et par Verlaine

     lors du coup de revolver ;

Et c'est un honneur pour la Chevalerie du Fourquet

     d'être adossée à la chambre du drame ;

Bière violente et mousseuse des kermesses flamandes

     qui fut chantée par  Georges Eekhoud ;

Bière violente et lourde aux relents de couteau à

     cran-d'arrêt dans les faits divers du lendemain ;

Bière multiforme et multicolore à couper au couteau

     que nous  gargarisions avec Cendrars à Sept-

     Fontaines ;

Ale sirupeuse dont Pierre Mac Orlan  a chanté la

     magie dans les pubs de Kensington ;

Pale-Ale aux bulles pontificales dont Louis

     Armstrong disait qu'elle était l'âme du jazz ;

Scotch si taillable et corvéable que les Américains

     ont pris son patronage pour en coiffer les

     whiskies  ;

Christmas voluptueux qu'on mâche longtemps

     encore après les pintes en étain vidées ;

Près de  Des Ombiaux,  prince de la Treille, je me sens

           un Grand Officier du houhlon ;

Barley wine si opaque qu'il s'est dissimulé derrière

     une étiquette viticole ;

0 Bière le seul rafraîchissement que j'appelais à

     Tokyo, devant le Parthénon ou sur l'Amazone ;

Bière des étoiles que j'ai bue avec mon ami Pholien

     près de Bombay à cent francs le verre ;

Bière Girafe auguste et réconfortante que' les

     amateurs dégustaient au restaurant hongrois de

     l'exposition ;

Bières danoises que la mise en conserve a envoyée

     aux cinq continents ;

Bière  tchécoslovaque que j'ai appréciée avec le poète

     Nezval au bord de la Voltava ;

Bières de saison de mon pays et celles que j'ai bues

     à la bruyère des lièvres à Berlin ;

Bavaroises en pot d'un litre qui fleurissez les paumes

     des serveuses et  les lèvres voluptueuses de

     Munich ;

Bière blanche diurétique de Hougaerde et  Jack-Op

     du  Hageland ;

Bière que j'aime comme la substance liquide qui

     éclaire les amoureux ;

Bière lumineuse dont les Parisiens voient le néon

     rose dès leur entrée à Bruxelles ;

Reine des bières,  bière des reines qui a le reflet des

     yeux de Soraya ;

Bière de tous les poètes et de la seule poésie dont

     John dos Passos disait qu'elle était  un nombre

     premier ;

Bière divine qui fut la vie et la mort de Dylan

     Thomas ;

Pétillez encore longtemps pour vos fidèles qui ont le

     tube en pente ;

Prodiguez l'ivresse aux pauvres, aux riches, aux

     joueurs de jazz et aux poètes ;

Je propose que l'on vous dresse un monument qui

      ne pourrait être que liquide et réconfortant ;

Surtout permettez à un de vos apôtres de vous

     rendre un  pieux  hommage, et comme Claudel

     ébloui devant le deuxième pilier de Notre-Dame

     de me sentir rempli d'une béatitude qui

     réjouissait Rabelais ;

Bières d'ici,  d'ailleurs,  de partout et surtout des

     paradis sur terre à travers la Chevalerie du

     Fourquet et son Grand Maître ès Cervoise

Je proclame que vous  avez bien mérité de la poésie.

Robert Goffin / Chroniques d'outre-chair
Illustration : Dr. Robert Goffin, New York. Photo John Albert