HOMMAGE A LA BIERE
Par domcorrieras, le mardi 22 novembre 2022 - Poèmes & chansons - lien permanent
Lu par l'auteur lors de sa célébration d'Officier du Fourquet
A Moussia et à Arthur Hautot
La bière comme la poésie coule avec des images de
houblon et des métaphores d'orge blonde ;
Je loue la bière claire diaphane qui est la raison
liquide des peuples heureux ;
C'est elle que j'ai sucée avec le lait de ma mère et le
vin des messes basses ;
Je la revois une et savoureuse, indivisible dans ses
mille transparences ;
Et c'est en fidèle que je récite la litanie exaltée de cette
boisson universelle ;
Bière vaporeuse et fluide qu'on distillait avant la
grande guerre dans les petites brasseries du
Brabant Wallon ;
Bière aigre, piquante, tranchante et acérée que l'on
déguste dans les villages picards du Hainaut ;
Où les moissonneurs comme dans les tableaux de
Breughel l'apprécient à l'altitude de son alacrité ;
Faro, neutre et anonyme que Baudelaire appelait
une bière deux fois bue ;
Gueuze-Lambic tâtée par Rimbaud et par Verlaine
lors du coup de revolver ;
Et c'est un honneur pour la Chevalerie du Fourquet
d'être adossée à la chambre du drame ;
Bière violente et mousseuse des kermesses flamandes
qui fut chantée par Georges Eekhoud ;
Bière violente et lourde aux relents de couteau à
cran-d'arrêt dans les faits divers du lendemain ;
Bière multiforme et multicolore à couper au couteau
que nous gargarisions avec Cendrars à Sept-
Fontaines ;
Ale sirupeuse dont Pierre Mac Orlan a chanté la
magie dans les pubs de Kensington ;
Pale-Ale aux bulles pontificales dont Louis
Armstrong disait qu'elle était l'âme du jazz ;
Scotch si taillable et corvéable que les Américains
ont pris son patronage pour en coiffer les
whiskies ;
Christmas voluptueux qu'on mâche longtemps
encore après les pintes en étain vidées ;
Près de Des Ombiaux, prince de la Treille, je me sens
un Grand Officier du houhlon ;
Barley wine si opaque qu'il s'est dissimulé derrière
une étiquette viticole ;
0 Bière le seul rafraîchissement que j'appelais à
Tokyo, devant le Parthénon ou sur l'Amazone ;
Bière des étoiles que j'ai bue avec mon ami Pholien
près de Bombay à cent francs le verre ;
Bière Girafe auguste et réconfortante que' les
amateurs dégustaient au restaurant hongrois de
l'exposition ;
Bières danoises que la mise en conserve a envoyée
aux cinq continents ;
Bière tchécoslovaque que j'ai appréciée avec le poète
Nezval au bord de la Voltava ;
Bières de saison de mon pays et celles que j'ai bues
à la bruyère des lièvres à Berlin ;
Bavaroises en pot d'un litre qui fleurissez les paumes
des serveuses et les lèvres voluptueuses de
Munich ;
Bière blanche diurétique de Hougaerde et Jack-Op
du Hageland ;
Bière que j'aime comme la substance liquide qui
éclaire les amoureux ;
Bière lumineuse dont les Parisiens voient le néon
rose dès leur entrée à Bruxelles ;
Reine des bières, bière des reines qui a le reflet des
yeux de Soraya ;
Bière de tous les poètes et de la seule poésie dont
John dos Passos disait qu'elle était un nombre
premier ;
Bière divine qui fut la vie et la mort de Dylan
Thomas ;
Pétillez encore longtemps pour vos fidèles qui ont le
tube en pente ;
Prodiguez l'ivresse aux pauvres, aux riches, aux
joueurs de jazz et aux poètes ;
Je propose que l'on vous dresse un monument qui
ne pourrait être que liquide et réconfortant ;
Surtout permettez à un de vos apôtres de vous
rendre un pieux hommage, et comme Claudel
ébloui devant le deuxième pilier de Notre-Dame
de me sentir rempli d'une béatitude qui
réjouissait Rabelais ;
Bières d'ici, d'ailleurs, de partout et surtout des
paradis sur terre à travers la Chevalerie du
Fourquet et son Grand Maître ès Cervoise
Je proclame que vous avez bien mérité de la poésie.
Robert Goffin / Chroniques d'outre-chair
Illustration : Dr. Robert Goffin, New York. Photo John Albert