« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Panique


 

 

     « C'est pas drôle de faire un truc comme ça le dimanche des Rameaux ! » grommelait un souillon de sexe féminin en ramassant une crotte de chien déposée devant la porte du bureau ; puis il ou elle alla chercher un torchon et de l'eau pour effacer jusqu'aux traces dernières du méfait canin. Pendant son absence, un homme d'une quarantaine d'années était entré.

     — Je voudrais voir une chambre, se dit-il en saluant poliment l'être servile, qui alla quérir sans hâte Mme la directrice.

     Cette forte personne, reniflant le gibier, sourit :

     — Oui, Madame,

     — Pour une ou deux personnes ?

     — Pour une. C'est pour moi.

      — Ce serait pour longtemps ?

     — Pour trois mois au moins.

     Voilà qui est interessant.

     — J'auras le 6 de libre au premier et le 30 au second.

     — Je voudrais une chambre bien tranquille.

     — Oh, Monsieur, c'est très tranquille ici ! Le quartier est très tranquille et mes pensionnaires aussi sont très tranquilles ; une famille de Brest, des gens très bien, une religieuse…

     — Vous me garantissez vraiment la tranquillité de votre hôtel ?

     — Mais certainement, Monsieur.

     Elle rit pour bien montrer que c'était évident, comme si l'évidence faisait rire.

     — Vous voulez voir le 6 et le 30 ?

     Elle le guide à travers le dédale des couloirs. C'était une antique pension de famille, fondée du temps de la Sainte-Alliance.

     Par les fenêtres du 30 (il y en avait deux), on pouvait voir une cour parsemée de quelques marronniers que le printemps, que l'on disait tardif, n'avait pas encore fait bourgeonner. Le visiteur renifla l'atmosphère légèrement moisie, tâta les oreillers (c'est de la plue, remarqua-t-il à voix basse), jeta un vague coup d'œil sur le cabinet de toilette, se pinça la lèvre inférieure entre le pouce et l'index de la main droite. Il ne fit aucune autre remarque et demanda à voir le 6.

     Le 6 était encore occupé, mais serait libre dans la soirée. L'actuel occupant semblait faire une consommation particulièrement importante d'eau de Vittel. Cette chambre possédait cette curieuse particularité : la fenêtre du cabinet de toilette s'ouvrait sur la rue.

     — Si le bruit des autres vous gêne, vous pouvez fermer la porte du cabinet de toilette, dit la directrice. C'est très pratique.

     Le visiteur regardait autour de lui sans rien dire. Il toussa, ouvrit la fenêtre, la referma. Puis il tâta les oreillers.

     — C'est de la plume, dit-il.

     Mme  la directrice ne répondit rien, ne voyant là rien qui pût être sujet à contestation.

     — Est-ce qu'on ne pourrait pas les enlever ? demanda-t-il.

     — Les enlever ?

     — Oui, la plume, ça me gêne. O ne pourrait pas m'enlever ces oreillers ?

     Mme la directrice ne comprenait point, mais elle connaissait son métier.

     — Certainement, Monsieur. certainement, on vous les enlèvera.

     Il regarda encore autour de lui. Il examina le cabinet de toilette attentivement. Il revint dans la chambre. Il se décida.

     — Je vais prendre celle-ci.

     — Oh, elle est très bien. Elle est très tranquille, elle donne sur la cour. Si le bruit de la rue vous gêne, vous n'avez qu'à fermer la porte du cabinet de toilette. C'est très pratique.

     — Oui, c'est très bien.

     — Et vous resterez trois mois ?

     — au moins. J'espère que vous me ferez un prix.

     Ils redescendirent au bureau, en discutant de cette question; Ils finirent par se mettre d'accord. La directrice s'appesantit sur une chaise qui geignit.

     — Je vais vous demander de remplir une fiche, Monsieur.

     Il le fit rapidement, sans hésitation, en homme qui en a l'habitude. Puis il refusa de payer sur-le-champ, préférant attendre jusqu'au lendemain. Il sortit e saluant profondément.

      La fiche ne présentait aucun intérêt. Mme la directrice la mit avec les autres ; elle termina son après-mid en écoutant Radio-Toulouse.

 

     Vers sept heures, le client réapparut. Il souriait d'un air gêné.

     — J'ai changé d'avis. si cela ne vous dérange pas, Madame, je préfèrerais l'autre chambre, celle qui donne entièrement sur a cour.

     — Vous avez raison, Monsieur ; elle est certainement plus tranquille que l'autre.

     — Mais je ne voudrais vous causer aucun dérangement.

     — Cela ne me dérange pas du tout, Monsieur. Le frère du colonel devait y coucher ce soir, mais je lui donnerai le 6. Ça lui est égal, pour une nuit.

     — Et quel est e numéro de cette chambre, celle qui donne sur a cour ?

     — C'est le 30.

     — Le 3à. Très bien.

     — Quand vous rentrez, vous avez la minuterie sous la glace, à droite.

     Il s'inclina et s'en fut.

     — Eh, dites, allez chercher la valise du 6 et portez-la au 30.

     Le souillon, peinant, trimballa la valise à travers les couloirs.

     — Ben vrai, dit-elle, c'est des cailloux qu'y a dans sa valise à ce monsieur.

     Puis elle alla engloutir la pâtée qui composait son menu.

     Vers onze heures, le 3O rentra. Il prit la clé au tableau et monta. Mme la directrice l'observa, mais ne lui découvrit aucune singularité. Elle rejoignit son lit solitaire, car elle était veuve ; le souillon grimpa dans sa mansarde. Peu à peu, tout l'hôtel s'endormit, le frère du colonel, la religieuse, la famille de Brest.

 

 

     Mme la directrice se levait à 6h30, à sept heures, elle était assise à son bureau et commençait à lire le journal. Ce laps de temps suffisait à ses soins de toilette, à ses travaux d'habillement et à la manducation de son petit-déjeuner. Le nez coiffé d'un binocle vacillant, elle était donc en train de savourer le récit de l'assassinat de la concierge des bains-douches de Plaisance, lorsqu'un toc-toc, discret mais plein de décision, lui fit cesser sa lecture C'était le 30.

     — Bonjour, Monsieur, dit-elle avec un sourire de bonne fabrication.

     — Excusez-moi, Madame, dit 'autre, je m'en vais.

     Le rictus directorial s'effondra.

     — Vous vous en allez ?

     — Oui, je ne peux pas rester.

     — Ce n'étai as tranquille ?

     — Oh si, Madame, c'était très tranquille, très tranquille.

     — Alors, qu'est-ce qu'il y a ? Il y a quelque chose. S'il y a quelque chose, il faut me le dire.

     — Il n'y a rien. Sa figure se convulsa un moment, puis reprit un aspect acceptable.

     — Ce sont les oreillers, alors ! s'écria Mme la directrice. On a oublié de vous le enlever. C'est cela : on a oublié de vous les enlever !

     — Non, Madame, on les a enlevés.

     — Je ne comprends pas alors. Je ne comprends pas. Vous 'aviez dit que vous resteriez trois mois. Et cette chambre est très tranquille, n'est-ce pas ?

     — Oui. Oui. Elle est tranquille. Mais j'ai eu une impression. Vous compreez, quand on a une impression…

     Il fit un geste qui parût dépourvu de signification à Mme la directrice. Cele-ci, gênée, sourit bêtement.

     — Je vous dois combien ? demanda-t-il.

     — Pour une nuit, c'est trente francs.

     Il sortit un billet de cent fracs et ramassa la monnaie sans rien dire. Mme la directrice le regardait. Il fit de nouveau un geste.

     — Vous comprenez, je ne peux pas rester. Je regrette beaucoup.

     — C'est moi qui regrette. Au revoir, Monsieur.

     — Enfin, voilà…

     Il saisit sa valise brusquement, salua d'un grand coup de chapeau et sortit. Dehors, il hésita un peu. Aucun taxi ne passait. Il traversa et disparut un peu plus loin, au coin de l'avenue.

     Le souillon, qui astiquait un meuble, s'exclama ;

     — Alors, celui-là !

     — On en voit des numéros, dit Mme la directrice.

     — C'est un piqué.

     — C'est sûrement un neurasthénique. Je préfère qu'il soit parti.

     — C'est des cailloux qu'y avait dans sa valise, ricana l'esclave. Des cailloux !

     Ayant ainsi formulé le résultat de ses cogitations, elle se remit à frotter avec une ardeur accrue le meuble qu'avait désigné à son zèle incompréhensif les ordres pleins de sagesse de Mme la directrice.

Raymond Queneau / Contes et propos