« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Une trouille verte


 

 

Comme fantôme, je signale encore Merdle.
Alain (En lisant Dickens, p. 41.)

 

 

     Depuis mon plus jeune âge, j'ai toujours redouté ce qui pourrait me causer quelque ennui, aussi ai-je eu peur successivement de Croquemitaine, des figures de cire des Musées Dupuytern, des places trop fréquentées par les véhicules, des voyous, des pots de fleurs qui tombent sur la tête, des échelles, de la chaude-pisse, de la vérole, de la Gestapo, des V2. La paix n'a bien sûr, en aucune façon, calmé ces alarmes ; ainsi, l'autre soir, je mange de la purée de marrons et je me mets à rêver que je suis dans une djîp et que le conducteur ne parvient pas à éviter une épaisse colonne, je la vois venir, je me dis qu'on rentre dedans, ça y est, on est rentré dedans, tout noircit ; dans le noir, je me dis : je suis mort, je me dis : c'est comme ça quand on est mort, et puis je me réveille, l'estomac gros et le cœur battant. J'allume, je regarde la montre, il est deux heures, deux heures du matin, bien tôt encore, et je me lève pour aller pisser. Comme je ne pratique pas le pot de chambre, il faut que je me rende aux vécés. Il y a un long couloir. Je le traverse en  disant : si ceci, si cela. J'arrive à me faire peur et je pénètre dans les chiottes bien heureux de pouvoir fermer la porte derrière moi, pour couper court, et se sentir chez soi, et non seulement fermer la porte, mais aussi tourner le verrou.

     Je pisse.

     Je tire sur la chasse d'eau.

     Quand l'hygiénique glouglou se fut tu, je perçus dans le couloir la présence de néants, sans ambiance d'existence, ce qui me fit chaud dans les dents, froid sous les ongles, horripilation générale. Une frousse abjecte s'empara de mon âme et, prenant ma tête à deux mains, je m'assis sur le siège des vatères en gémissant sur mon sort immonde. La présence de ces néants sans ambiance d'existence était évidemment le fruit (immaculément conçu) de mon imagination portée vers des abîmes de merdouillerie sous l'effet de la purée de marrons. Cette explication valable du point de vue d'ismes multiples ne pouvait, bien sûr, que satisfaire pleinement mon penchant pour les études philosophiques, mais n'empêcherait, hélas! point l'existence de néantissantes ambiances de présence de rôder dans le couloir, assoiffées de cérumen et de perspectives, gonflées de leur inanité labile et de leur onanisme malvenu.

     Une heure passa.

     Les ambiants pleins du néant de leur présente existence, je les sentais qui se plaquaient contre la porte des gogs, et qui faisaient juter contre elle leur infâme purulence, se contournant autour de la poignée de la porte, comme le citron sur le cône qui en extraira le liquide acideux et citrique. Ils me débectaient profondément. Et moi, je restais assis sur le siège des vatères, gémissant sur mon sort et je voyais à travers mes larmes s'estomper la forme parallélépipédique et le contact duveteux du plumard où je m'étais rêveusement cassé la gueule en djîp.

     J'aurais bien voulu y revenir, pour y dormir, essayer de, mais il y avait l'ambiance des existants sans présence et sans néant qui, rôdant dans le couloir, m'interdisaient de donner au verrou la rotation de 180° qui eût été le premier pas vers le pieu où j'aspirais dronflir. Je suis craintif, certes, je l'ai dit, je le reconnais, mais je n'ai jamais cherché à éviter l'amère réalité, je l'ai toujours regardée z'en face. Puisque j'étais depuis plus de deux heures bloqué dans cet endroit que l'on qualifie parfois, et puérilement, de petit, je devais m'y résigner et y fonder une société dont je serais à la fois le Robinson et le vendredi, et, de même que le héros du roman britannique se voit apporter par une mer bénévole et sujette d'un Neptune nommé De Foë, des malles pleines de trésors ouvriers, ainsi découvris-je dans une petite armoire les premiers éléments de ma robinsonnade sous la forme d'une boîte à outils très décemment fournie en clous, marteaux, pinces, vis et pitons, sans oublier un mètre pliant qui mesurait douze décimètres, archéologique trace d'une civilisation à base duodécimale.

     Mais les présents sans néants d'existence ambiante continuaient à rôder dans le couloir en y laissant traîner leur bave d'escargots préternaturels, abouliques et subperceptibles.

     Cinq heures dégoulinèrent le long de la chasse d'eau qui communiquait, par quelque subtilité architecturale, avec l'horloge Empire du voisin.

     La découverte de la boîte à outils me redonna du courage. Je me leva, je pissa un second coup, je tira sur la susdite chasse d'eau et je me mettis à planter des clous dans le mur, cette attitude n'ayant, à ce moment pour moi, aucun but précis. Simplement, je manifesta ainsi mon ambiante présence de néant existant. Et, comme, m'étant relevé au milieu de la nuit pour avoir trop mangé de purée de marrons et désireux de pisser un brin, je surpris sur le pas de la porte de ma chambre le bruit sourd du marteau manié dans les vatères par un néant présent dans une ambiance existante, je fis demi-tour en serrant les fesses et m'alla recoucher.

Raymond Queneau / Contes et propos
Illustration : Portrait de Raymond Queneau par Mario Prassinos