« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L'ALLÉE DU CALVAIRE


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     Ai-je dit que de la petite fenêtre là-haut, dans la chambre de mes parents, la vue donnait sur un quadrilatère de murs de -l'autre côté de la route ? Sur la route, toujours pleine de crottin, mon père tirait les moineaux ; quelquefois, l'un d'eux, seulement blessé, allait choir à l'intérieur du cimetière. Le voisinage de celui-ci m'apaisait, je trouvais comme un réconfort dans la présence de ces tombes, de ces croix ; j'accrochais mon regard aux angles de l'unique chapelle funéraire, demeure de la comtesse de X... Malgré tout, mon élan ne me menait jamais plus loin que la grille d'entrée ; parmi les fleurs jetées à gauche du portillon, je découvrais des débris de couronnes, j'en défaisais les perles avec lesquelles, le soir venu, je faisais des bracelets sous la lampe. Inquiet de mon larcin et délicieusement troublé, je revenais en hâte sur mes pas qui, invariablement, me conduisaient dans l'allée du calvaire.

 

     Telle tu m'apparais encore, tapissée d'aiguilles de pin, ombreuse et bourdonnante de mille insectes à la fois éveillés. L'air monte lentement de la terre en petites fumerolles à odeur de résine ; il étouffe un peu, comme une effusion maternelle qui se prolonge ; il est plus frais dans le fossé où je descends souvent, une cuillère brisée à la main, creuser dans la glaise des miniatures de fours à pains et de cavernes. Je m'arrête au bruit d'une pomme de pin qui roule et dont le bruit se répercute un instant sous les branches. Un écureuil, comme une étincelle dans la soie, grignote le ciel immuable du feuillage. Je me couche alors sur le dos pour mieux voir, les yeux me brûlent, je vis en rêve et j'aperçois, par un trou bleu des arbres, de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter.

 

     C'est dans cette allée du calvaire que j'ai fait mes premiers pas ; j'y boulais comme un lapin, plus rieur que maussade. J'ai trois ans maintenant, et dans les longues récréations de la fin juillet, j'y accompagne mes parents et leurs élèves. Ô jeu des quarante voleurs, jeu des barres, comme je vous aime, assis entre les jambes de Maman ; je délaisse volontiers les bruyères pour vous suivre, des yeux, comme une voile haute sur la mer.

 

     On pousse une petite grille qui grince atrocement dans l'épais silence des quatre heures, et là, il y a toutes sortes de plantes à foin et de grands arbres. Les allées sont sablées, on fait le tour de la chapelle. Mais par la porte entrebâillée, quelle fraîcheur ! L'ombre après le grand soleil. L'autel est recouvert d'une nappe de dentelle avec des vases toujours garnis de fleurs. Je ne crois même pas qu'il y ait autre chose que des fleurs dans cette petite chapelle ; les lis et les asters ont mangé les statues, et c'est pour eux seulement qu'on vient là, qu'on reste agenouillé de longs instants sur un tabouret de paille. On n'entre point là pour prier, mais comme dans une auberge perdue de montagne pour y trouver fraîcheur et repos.

 

     C'est dans ce voisinage que grand-mère Benoiston avait choisi de m'apprendre le « Notre-Père », sur un banc de pierre au ras du sol et tout inondé de soleil. Le temps avait disjoint les moellons et, furtifs, des lézards glissaient entre nos pieds.

 

     « Donnez-nous, aujourd'hui, notre pain quotidien ! »...

« Quotidien », c'était pour moi un nom inscrit en caractères rouges sur le journal que chaque jour le facteur apportait à mon père. Pourquoi, le pain ? je n'en manquais guère et lui préférais les gâteaux à étoile de sucre, les castilles et le reinet gris de la mère Couvrant.

 

     J'entraînais Grand-Mère, mécontente et boudeuse, par un raide petit escalier jusqu'à un terre-plein situé juste au-dessus de la chapelle. Dans une niche haute trois fois comme moi et grillagée, une statue de la Vierge aux couleurs délavées, et que j'aime beaucoup. Je lui porte des fleurs qui foisonnent sur le terre-plein, pervenches que je pique dans le treillage, entre deux étoiles au bleu pâli et un croissant. Dressé en équilibre sur le toit de zinc de la petite chapelle, j'aperçois là-bas, derrière la fuite des arbres, la morne étendue de la Grande Brière et le clocher de Saint-Joachim. Les Moulins de la Fortune tournent en chantant, un vent frais se lève soudain, je suis heureux. Mais je l'étais plus encore à l'époque de la Saint- -Jean, lorsque, mené par un grand gars de paysan, et tenu sur la selle trouée de la faucheuse, je faisais les foins à l'intérieur du calvaire — chaque année, quelques jours avant la procession.

 

     Je regagnais la maison les bras chargés de longues herbes que dans mon pays on nomme herbes à tourterelles ou herbes tremblantes, et auxquelles mon amour ne donna jamais d'autre nom.

René Guy Cadou / Mon enfance est à tout le monde (extrait)