« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Sur les fausses portées d'un bar


 

          Sur les fausses portées d'un bar, après des kummels et des Old Judje, des coupes de couleur contiennent Puck, Ariel et tout le Songe..

          .. Une femme en costume tailleur, aux traits parfaitement décidés et froids, sans un bijou. Deux marchands lourds, d'une encolure de buffles, les doigts pleins de bagues, un énorme fer à cheval aux caillots de la cravate, excitent mal son sourire par des grimaces grasses, comme une foule..

          Une aigre musique énerve et tisonne.

 

          Quelque chose, un bras de blancheur qui passe et sort des grands lacs du Songe, va toucher des ronces dans mon cœur obscur. Et ma voix crie !

          Ma vie ! J'ai voulu t'embrasser sur la bouche. Mais tu t'es reculée en me soufflant par dérision dans la figure. Ainsi les enfants des champs soufflent les chardons, comme des chandelles..

          Tu m'as fait semblable au mendiant des routes : Il ne voit plus bien clair. et puis le soir tombe. Il a cru voir, de très loin, quelque chose au tournant de cendre bleue, par terre.. Un fouet peut-être. Il se baisse. Et il ramasse un serpent..

          J'ai été l'enfant qui tombe, et qui se fait très mal, et qu'on relève avec une gifle..

          Ma vie tu m'as chanté tous tes mensonges.. Tu m'as créé à tes images.. Et je tournais au milieu d'elles comme dans ces boutiques fameuses que de grands jeux de glaces creusent profondes. Telle, je t'ai acceptée. j'ai accepté l'habitude. Et j'ai aimé. Je n'en parlerai guère. Je ne vante pas ce que j'ai. Je suis chez moi, peut)être..

          Ta religion parle en moi d'une voix forte.. Ma fenêtre : Sa croix sur la chasuble d'or.. Ue étonnante forme d'amour, la Diane de Goujon flatte ma pensée.. Mais je vois plus près, sur une poitrine de femme qui brûle sur place d'une flamme mate, un pendentif d'émaux sombres, comme une grappe d'yeux remplis de larmes…

          Est-ce Toi, dont je revois le regard ailleurs, hardi comme un pont sur un gouffre d'eau sombre ? Ton cou si droit, serré du collier, flambe tes cheveux comme une fume grasse. Ton rire triste au bas de mon ciel passe encore, comme un grand ibis dans le crépuscule.. Mais d'autres regards sont plus tristes, en prison sur le ciel d'un soir, dans un buisson trouble où des chenilles dorment sur des baies d'un bleu pâle..

 

          Mes souvenirs.. Je les tiens. Je n'ai rien dit. La nuit est belle. Pourquoi se serrent-ils ? N'aiment-ils plus comme autrefois les grands espaces qui arrivent ?..

          De chères voix vont de la Cave au Paradis… L'heure éloignée sonne d'une voix naine. sous la lumière basse du soir, derrière une palissade, on prononce à mi-voix des noms de choses vivantes et mortes.. Et je revois les yeux lointains de ceux qui pleurent mes fautes. Et je revois dans un vaste éclair de chaleur, comme un secret qu'on laisse échapper, la grande figure affreusement blessée de quelqu'un qui m'aime..

          Sache souffrir. Mais ne dis rien qui puisse troubler la souffrance des autres.. Rien qui puisse les distraire. Rien qui fasse qu'ils retournent sur la route bleue.. Rien qui les accroche un instant sur l'immense courant chantant qui les entraîne vers la chute…

 

          Un soir, j'avais trouvé — il me semble que j'avais trouvé — une chose, pour être heureux.. J'y pensais dans une rue noire et grasse, à la rampe infinie de lampadaires, et telle qu'un grand rire silencieux d'étoiles filantes.. Par instants des accords brillaient plus fort.. Mais on les cachait pour que je fusse seul encore.. Et la Mort y passait sa figure de trèfle.. Et j'en caressais mon rêve…

 

          Vaincrais-je enfin les figures légendaires qui montent l'escalier des mythes ? Oh, je veux ployer celui qui me fera vivre, dans la gloire des villes, devant ceux qui me dévisagent, ou dans le silence qui plane et brûle de toutes ses lampes !..

Léon-Paul Fargue / Poèmes