« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

À l'hôtel Pimodan


 

 

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     À l'hôtel Pimodan, Baudelaire habitait dans trois pièces auxquelles on accédait par un escalier de service. Le bureau donnait sur la Seine. Banville déclara une fois n'«avoir jamais vu une maison qui ressemblât mieux à son propriétaire». Aux murs, un papier brillant à fleurs rouges et noires. Des tentures en vieux damas. Des lithographies de Delacroix. Les meubles, peu nombreux et imposants. Une grande table ovale, en noyer. Il n'y avait pas de bibliothèque et on ne voyait pas de livres épars. Ils étaient tous enfermés dans une armoire, horizontalement, près de quelques bouteilles de vin. Un grand lit en chêne, sans pieds ni colonnettes, rappelait un sarcophage monumental. Le bureau (et chambre à coucher) était « éclairé par une seule fenêtre dont les carreaux, jusqu'aux pénultièmes inclusivement, étaient dépolis, "afin de ne voir que le ciel", disait-il ».

     Il suffisait de descendre à l'étage noble et on se trouvait au « club des Hachichins » (la formule fut divulguée par Théophile Gautier qui était un des leurs). L'hôtel Pimodan était une merveille négligée, une « tombe dorée au bout du vieux Paris », lorsque Roger de Beauvoir, fondateur du club, le prit en location. Des miasmes nauséabonds se répandaient à partir des locaux d'un teinyurier, au rez-de-chaussée. L'herbe poussait entre les dalles de la cour. Mais par l'escalier de droite, en passant à travers une porte en velours vert déteint, on accédait à un antre de délices. Un salon superbe, un boudoir, une chambre à coucher. Tout était enfumé, par les années et par la négligence, mais tout était un enchantement. Des stucs, des reliefs en pierre, deux Hubert Robert, une tribune pour musiciens dans le salon, dans une niche suspendue. La décoration envahissait tous les coins, comme une végétation tropicale. Et elle ne se laissait interrompre que par quelques miroirs de Bohème, qui la multipliaient. Sur le plafond : Amour vainc le Temps. Des Nymphes poursuivies par des Satyres au milieu des roseaux. Chiffres, amours, lévriers, feuillage en spirale. Les Hachichins se réunissaient dans le boudoir. Aucun autre décor ne pouvait être plus adapté pour que l'œil s'y perde et s'y oublie, aidé par le dawamesk, sous l'espèce d'un peu de « confiture verdâtre gros à peu près comme le pouce ». Gautier observa comme « le temps, qui passe si vite, semblait n'avoir pas coulé sur cette maison, et, comme une pendule qu'on a oublié de remonter, son aiguille marquait toujours la même date ». Dans la période enchantée de l'hôtel Pimodan, la très jeune Aglaé-Joséphine Savatier fréquentait l'école de natation des bains Deligny, peu distante de l'hôtel. Radieuse et ruisselante, elle apparaissait de temps à autre dans les pièces du « club des Hachichins », où son amant Boissard habita pendant un certain temps. Gautier se souvenait de sa présence lorsqu'il recontra Baudelaire pour la première fois. Des années plus tard, ce fut Gautier lui-même qui l'appela « la Présidente » — et Baudelaire lui consacra un bref et déchirant recueil de poésies amoureuses.

     Le boudoir de l'hôtel Pimodan était en pur style Louis XIV, mais il semblait imaginé tout exprès pour les visions du dawamesk. Gautier, qui ne l'avait pas moins fréquenté que Baudelaire, en retrouva une description dans un des épisodes des Paradis aetificiels où l'auteur prétend rapporter les expériences avec le haschich d'« une femme un peu mûre, curieuse, d'un esprit excitable ». Cette femme « un peu mûre » était Baudelaire lui-même, à vingt-trois ans. La description reconstruit le dessin des murs avec l'insistance amoureuse d'un regard qui les a utilisés pour s'y plonger : « Ce boudoir est très petit, très étroit. À la hauteur de la corniche le plafond s'arrondit en voûte ; les murs sont recouverts de glaces étroites et allongées, séparées par des panneaux où sont peints des paysages dans le style lâché des décors. À la hauteur de la corniche, sur les quatre murs, sont représentées diverses figures allégoriques, les unes dans des attitudes reposées, les autres courant ou voltigeant. Au-dessus d'elles, quelques oiseaux brillants et des fleurs. Derrière les figures s'élève un treillage peint en trompe l'œil et suivant naturellement la courbe du plafond. Ce plafond est doré. Tous les interstices entre les baguettes et les figures sont donc recouverts d'or, et au centre l'or n'est interrompu que par le lacis géométrique du treillage simulé. » Puis, s'adressant à une amie inconnue : « Vous voyez que cela ressemble un peu à une cage très distinguée, à une très belle cage pour un très grand oiseau. » Camouflé en dame « un peu mûre, curieuse, d'un esprit excitable », Baudelaire avait, sans le savoir, suivi l'enseignement de saint Ignace sur la composition du lieu et il y avait pénétré, comme un « très grand oiseau » heureusement prisonnier. Et pourtant ce lieu existait aussi en dehors de son esprit. Il était caché dans le vieux Paris, protégé par les eaux de la Seine. En cela aussi Paris devenait facilement, pour Baudelaire, une allégorie.

 

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Roberto Calasso / La Folie Baudelaire (extrait)