« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Loin, en bas


 

 

     Loin, en bas, des petits chalutiers remontent l'estuaire à toute vitesse : rouges, bleus, verts. Étrange ce petit pont lancé moins à travers le ciel qu'au-dessus de mes années, celles où prenant le bac pour aller à Brouage, on restait longtemps le menton sur la vase et les barques échouées au bord de l'éblouissante dalle d'eau. Maintenant on franchit d'un seul jet une époque en voie de disparaître, comme ces côtes de coques en bois noir pareilles à des ruines de cachalots. Je ne sais pas si je regrette. c'est aussi très beau vu d'en l'air, mais ce pont fatalement abolit quelque chose, au moins l'instant où l'on flottait, à l'abri sous les horizons dans un débordement sphérique de la lumière. Il reste malgré tout une espèce d'indécision, le remous qui vient brasser l'espace au centre d'une immense perle, là où le plus plat de la terre va se confondre avec la haute mer qu'on ne voit jamais. Bonheur de se confondre : ici l'on domine à bon compte, comme d'un avion. Cependant j'aime mieux m'accroupir sur le trottoir parce que j'ai le vertige. autrement dit je ne suis pas malade, mais presque irrésistible une envie de plonger m'empoigne, et je me connais. Je pense aux pensées que j'aurais pendant cette trajectoire. Je suis juste à la verticale d'une minuscule barque où cinq pêcheurs s'empilent, pétrifiés comme du goudron. Ce foutu con de pont valse et je me cramponne à la rambarde.

Jacques Réda / Les Ruines de Paris