« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Histoire d'une vieille Reine et d'une jeune Paysanne


 

 

          IL y avait une fois une reine si vieille, si vieille, qu'elle n'avait plus ni dents, ni cheveux ; sa tête branlait comme les feuilles que le vent remue; elle ne voyait plus même avec ses lunettes ; le bout de son nez et celui de son menton se touchaient ; elle était rapetissée de la moitié, et tout en un peloton, avec le dos si courbé, qu'on aurait cru qu'elle avait toujours été contrefaite. Une fée, qui avait assisté à sa naissance, l'aborda et lui dit : Voulez-vous rajeunir? Volontiers, répondit la reine : je donnerais tous mes joyaux pour n'avoir que vingt ans. Il faut donc, continua la fée, donner votre vieillesse à quelqu'autre dont vous prendrez la jeunesse et la santé. A qui donnerons-nous vos cent ans? La reine fit chercher partout quelqu'un qui voulût être vieux pour la rajeunir. Il vint beaucoup de gueux qui voulaient vieillir pour être riches; mais quand ils avaient vu la reine tousser, râler, vivre de bouillie, être sale, hideuse, souffrante et radoter un peu, il ne voulaient plus se charger de ses années; ils aimaient mieux mendier et porter des haillons. Il venait aussi des ambitieux à qui elle promettait des hauts rangs et de grands honneurs. Mais que faire de ces rangs? disaient-ils après l'avoir vue : nous n'oserions nous montrer étant si dégoûtants et si horribles. Enfin, il se présenta une jeune fille de village, belle comme le jour, qui demanda la couronne pour prix de sa jeunesse ; elle se nommait Péronelle. La vieille s'en fâcha d'abord, mais que faire? A quoi sert-il de se fâcher? elle voulait rajeunir. Partageons, dit-elle à Péronnelle, mon royaume : vous en aurez une moitié et moi l'autre ; c'est bien assez pour vous qui êtes une petite paysanne. Non, répondit la fille, ce n'est point assez pour moi : je veux tout. Laissez-moi ma condition de paysanne avec mon teint fleuri, je vous laisserai vos cent ans avec vos rides et la mort qui vous talonne. Mais aussi, répondit la reine, que ferais-je si je n'avais plus de royaume? Vous ririez, vous danseriez, vous chanteriez comme moi, lui dit cette fille. En parlant ainsi, elle se mit à rire, à danser et à chanter. La reine, qui était bien loin d'en faire autant, lui dit : Que feriez-vous en ma place? vous n'êtes point accoutumée à la vieillesse. Je ne sais pas, dit la paysanne, ce que je ferais, mais je voudrais bien l'essayer ; car j'ai toujours ouï dire qu'il est beau d'être reine. Pendant qu'elles étaient en marché, la fée survint, qui dit à la paysanne : Voulez-vous faire votre apprentissage de vieille reine, pour savoir si ce métier vous accommode? Pourquoi non? dit la fille. A l'instant, les rides couvrent son front, ses cheveux blanchissent ; elle devient grondeuse et rechignée ; sa tête branle et toutes ses dents aussi ; elle a déjà cent ans. La fée ouvre une petite boîte, et en tire une foule d'officiers et de courtisans richement vêtus, qui croissent à mesure qu'ils en sortent, et qui rendent mille respects à la nouvelle reine. On lui sert un grand festin ; mais elle est dégoûtée et ne saurait mâcher ; elle est honteuse et étonnée ; elle ne sait ni que dire ni que faire ; elle tousse à crever ; elle se regarde dans un miroir : elle se trouve plus laide qu'une guenuche. Cependant la véritable reine était dans un coin, qui riait et qui commençait à devenir jolie ; ses cheveux revenaient et ses dents aussi ; elle reprenait un bon teint frais et vermeil ; elle se redressait avec mille petites façons, mais elle était crasseuse, court vêtue avec ses habits sales, qui semblaient avoir été traînés dans les cendres. Elle n'était pas accoutumée à cet équipage, et les gardes, la prenant pour quelque servante de cuisine, voulaient la chasser du palais. Alors Péronnelle lui dit : Vous voilà bien embarrassée de n'être plus reine, et moi encore davantage de l'être; tenez, voilà votre couronne: rendez-moi ma cotte grise. L'échange fut fait aussitôt ; et la reine de revieillir, et la paysanne de rajeunir. A peine le changement fut fait que toutes deux s'en repentirent; mais il n'était plus temps. La fée les condamna à demeurer chacune dans sa condition. La reine pleurait tous les jours dès qu'elle avait mal au bout du doigt; elle disait : hélas! si j'étais Péronnelle, à l'heure que je parle, je serais logée dans une chaumière, et je vivrais de châtaignes ; mais je danserais sous l'orme avec les bergers au son de la flûte. Que me sert d'avoir un beau lit où je ne fais que souffrir, et tant de gens qui ne peuvent me soulager ? Ce chagrin augmenta ses maux; les médecins, qui étaient sans cesse au nombre de douze autour d'elle, les augmentaient aussi. Enfin, elle mourut au bout de deux mois. Péronnelle faisait une danse ronde le long d'un clair ruisseau avec ses compagnes, quand elle apprit la mort de la reine ; alors elle reconnut qu'elle avait été plus heureuse que sage d'avoir perdu la royauté. La fée la revint voir, et lui donna à choisir de trois maris; l'un, vieux, chagrin, désagréable, jaloux et cruel, mais riche, puissant, et très grand seigneur, qui ne pourrait ni jour ni nuit se passer de l'avoir auprès de lui ; l'autre bien fait, doux, commode, aimable et d'une grande naissance, mais pauvre et malheureux en tout; le dernier, paysan comme elle, qui ne serait ni beau ni laid, qui ne l'aimerait ni trop ni trop peu, qui ne serait ni riche ni pauvre. Elle ne savait lequel prendre, car naturellement elle aimait fort les beaux habits, les équipages et les grands honneurs. Mais la fée lui dit : Allez, vous êtes une sotte. Voyez-vous ce paysan? voilà le mari qu'il vous faut. Vous aimeriez trop le second, vous seriez trop aimée du premier ; tous deux vous rendraient malheureuse : c'est bien assez que le troisième ne vous batte point. Il vaut mieux danser sur l'herbe ou sur la fougère que dans un palais, et être Péronnelle dans le village que dame malheureuse dans le beau monde. Pourvu que vous n'ayiez aucun regret aux grandeurs, vous serez heureuse avec votre laboureur toute votre vie.

Fénelon / Fables