Le Stylo
Par domcorrieras, le vendredi 5 octobre 2018 - Poèmes & chansons - lien permanent
Le stylo qui disait la vérité
est allé dans la machine à laver
pour sa peine. En est ressorti
une heure plus tard, et s’est fait ballotter
dans le sèche-linge avec un jean
et une chemise de cow-boy. Des jours ont passé
tandis qu’il reposait en silence sur le bureau
sous la fenêtre. Reposait là,
se croyant fini.
Plus une seule conviction
à son actif. Il n’avait pas
la volonté de continuer, même s’il en avait eu le désir.
Mais un matin, une heure plus ou moins
avant le lever du soleil, il revint à la vie
pour écrire :
« Les champs trempés dormant au clair de lune. »
Puis il redevint inerte.
Son utilité en cette vie
manifestement parvenue à sa fin.
Il le secoua et le cogna
sur le bureau. Puis renonça
à lui, ou presque.
Une fois encore pourtant, au prix du plus grand
effort, il rassembla ses ultimes
réserves. Voici ce qu’il écrivit :
« Une légère brise, et derrière la vitre,
des arbres baignant dans l’air doré du matin. »
Il tenta d’écrire encore un peu
mais c’était tout. Le stylo
cessa de fonctionner pour toujours.
Il ne tarda pas à être jeté
dans le poêle avec
d’autres objets de rebut. Et beaucoup plus tard
ce fut un autre stylo,
un stylo que rien ne distinguait,
qui n’avait pas encore fait
ses preuves, qui écrivit sans difficulté :
« L’ombre noire s’amasse dans les branches.
Ne sors pas. Tiens-toi tranquille. »
Raymond Carver / La vitesse foudroyante du passé