« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le Stylo

 

 

Le stylo qui disait la vérité

est allé dans la machine à laver

pour sa peine. En est ressorti

une heure plus tard, et s’est fait ballotter

dans le sèche-linge avec un jean

et une chemise de cow-boy. Des jours ont passé

tandis qu’il reposait en silence sur le bureau

sous la fenêtre. Reposait là,

se croyant fini.

Plus une seule conviction

à son actif. Il n’avait pas

la volonté de continuer, même s’il en avait eu le désir.

Mais un matin, une heure plus ou moins

avant le lever du soleil, il revint à la vie

pour écrire :

« Les champs trempés dormant au clair de lune. »

Puis il redevint inerte.

Son utilité en cette vie

manifestement parvenue à sa fin.

 

Il le secoua et le cogna

sur le bureau. Puis renonça

à lui, ou presque.

Une fois encore pourtant, au prix du plus grand

effort, il rassembla ses ultimes

réserves. Voici ce qu’il écrivit :

« Une légère brise, et derrière la vitre,

des arbres baignant dans l’air doré du matin. »

Il tenta d’écrire encore un peu

mais c’était tout. Le stylo

cessa de fonctionner pour toujours.

Il ne tarda pas à être jeté

dans le poêle avec

d’autres objets de rebut. Et beaucoup plus tard

ce fut un autre stylo,

un stylo que rien ne distinguait,

qui n’avait pas encore fait

ses preuves, qui écrivit sans difficulté :

« L’ombre noire s’amasse dans les branches.

Ne sors pas. Tiens-toi tranquille. »

Raymond Carver / La vitesse foudroyante du passé