L’ÉCHAFAUDAGE
Par domcorrieras, le jeudi 8 septembre 2016 - Poèmes & chansons - lien permanent
Le temps de vie passé à rêver
Combien d’années a-t-il duré ?
Trop souvent mon passé
Ne fut que la vie mentie
D’un futur imaginé !
Ici sur la rive du fleuve,
Sans raison je trouve la paix,
Le vide courant qui est le sien
Figure, anonyme et froide,
La vie qui est vécue en vain…
L’espérance si peu réalisée !
Quel désir en vaut la peine ?
Un ballon d’enfant
Monte plus haut que mon espérance,
Roule plus loin que mes désirs.
Vagues du fleuve, si légères
Que vous n’êtes même plus des vagues,
Les heures, les jours, les années passent
Bien vite — neiges ou verdures
Que le même soleil fait mourir.
J’ai dépensé tout ce que je n’avais pas.
Je suis plus vieux que je ne suis.
Et l’illusion qui me maintenait
N’était qu’une reine de théâtre :
Elle s’est dévêtue et le royaume n’est plus.
Son léger des lentes eaux,
Désireuses de la rive quittée,
Quels somnolents souvenirs
D’espérances nébuleuses !
Quels rêves le rêve et la vie !
Qu’ai-je fait de moi ? Je me suis trouvé
Alors que déjà j’étais perdu.
Impatient j’ai pris congé de moi
Comme l’on quitte un fou qui s’obstine
Dans ce qui lui fut démenti.
Son mort des calmes eaux
Qui s’écoulent parce qu’il le faut,
N’emporte pas seulement les souvenirs
Mais aussi les mortes espérances —
Mortes, parce qu’elles doivent mourir.
Je suis déjà le futur mort.
Un rêve seul me relie à moi-même —
Le rêve obscur et attardé
De ce que je devrais être — mur
De mon jardin déserté.
Vagues passées, emportez-moi
Jusqu’à l’oubli de la mer !
Léguez-moi à ce que je ne serai pas
Car j’ai entouré d’un échafaudage
La maison qui reste à bâtir.
Fernando Pessoa / Cancioneiro
traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier