« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’ÉCHAFAUDAGE


 

 

 

 

 

Le temps de vie passé à rêver

Combien d’années a-t-il duré ?

Trop souvent mon passé

Ne fut que la vie mentie

D’un futur imaginé !

 

Ici sur la rive du fleuve,

Sans raison je trouve la paix,

Le vide courant qui est le sien

Figure, anonyme et froide,

La vie qui est vécue en vain…

 

L’espérance si peu réalisée !

Quel désir en vaut la peine ?

Un ballon d’enfant

Monte plus haut que mon espérance,

Roule plus loin que mes désirs.

 

Vagues du fleuve, si légères

Que vous n’êtes même plus des vagues,

Les heures, les jours, les années passent

Bien vite — neiges ou verdures

Que le même soleil fait mourir.

 

J’ai dépensé tout ce que je n’avais pas.

Je suis plus vieux que je ne suis.

Et l’illusion qui me maintenait

N’était qu’une reine de théâtre :

Elle s’est dévêtue et le royaume n’est plus.

 

Son léger des lentes eaux,

Désireuses de la rive quittée,

Quels somnolents souvenirs

D’espérances nébuleuses !

Quels rêves le rêve et la vie !

 

Qu’ai-je fait de moi ? Je me suis trouvé

Alors que déjà j’étais perdu.

Impatient j’ai pris congé de moi

Comme l’on quitte un fou qui s’obstine

Dans ce qui lui fut démenti.

 

Son mort des calmes eaux

Qui s’écoulent parce qu’il le faut,

N’emporte pas seulement les souvenirs

Mais aussi les mortes espérances —

Mortes, parce qu’elles doivent mourir.

 

Je suis déjà le futur mort.

Un rêve seul me relie à moi-même —

Le rêve obscur et attardé

De ce que je devrais être — mur

De mon jardin déserté.

 

Vagues passées, emportez-moi

Jusqu’à l’oubli de la mer !

Léguez-moi à ce que je ne serai pas

Car j’ai entouré d’un échafaudage

La maison qui reste à bâtir.

Fernando Pessoa / Cancioneiro
traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier