« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

JE N’AI PAS PEUR DU VENT


 

phreres_640-1.jpg

 

 

 

 

Toi qui hurles sans gueule

Mords sans dents

Fascines sans yeux

Face creuse

Toi qui fait bondir la pantomime des ombres et des lumières

Coupes sans faux

Arraches claques et bats

Sans bras sans mains sans fouets sans fléau

Fléau toi-même vent levant du Levant

Toi qui mets le tonnerre au cœur de la forêt

Et fais courir les géants de sable au désert

Père des vagues des cyclones des tornades

Déformant d’hystérie la face de la mer

Jusqu’à la trombe

Coït de l’eau salée et du ciel sucré

Char ailé de la dame blanche reine des tempêtes de neige

Toi qui bossues les dunes

Et le dos des chameaux

Toi qui ébouriffes la crinière des lions

Qui fait gémir les loups

Et chanter les roseaux les bambous

Les sistres et les harpes

Toi qui fais tomber les pots de fleur sur les sommets 

    des citoyens pour leur ouvrir la tête siège de la 

    compréhension

Et descendre les avalanches dans les vallées pour les emplir

Toi qui berces les ailes étalées du sommeil de l’oiseau

    sans pattes

Qui naît en l’air

Et va se suicider aux cimes coupantes du ciel

Toi qui trousses les cottes

Et dévastes les côtes

Les côtes en falaises et les côtes en os

Toi qui horripiles les peaux

Secoues les oripeaux les drapeaux les persiennes

Les plis des manteaux des voyageurs égarés les arbres

Les fantômes et les allumettes perdues dans l’immensité

Toi qui ondules les ondes et les chevelures

Fais cligner les yeux et les flammes

Claquer les oriflammes

Grand voyou chérubin démesuré

Clown des tourbillons

Sculpteur de nuages

Roi des métamorphoses

Toi qui fais vivre éperdument les choses qui sans toi

Seraient vouées à l’inertie la plus plate

Immense père des spectres et des frissons

Toi qui animes la gesticulation des rideaux mystère

Dans les châteaux hantés

En gueulant partout

Dans les couloirs les cheminées et les fosses d’aisance

Toi qui fais voyager la pluie et le beau temps

Quand ils s’ennuient

Et t’amuses à faire peur aux petits oiseaux

En agitant les épouvantails à moineaux

Polichinelles sans fils

À moins que tu n’introduises dans ces simulacres en haillons

Les âmes trémoussantes des morts de mort

Violente et criminelle

Toi qui fais tourner le lait des nourrices les aiguilles

    des montres les tornades et les moulins à vent

Toi qui effrayes les enfants emmerdes les parents

Fais la joie des pirates et des voiles

Des pirouettes des feuilles

Et des girouettes que tu prends pour des girouettes

Toi par qui tremblent les trembles

Et trébuchent les vieillards pitoyables

Sans cœur Affreux Dégingandé Vicieux

Alizé mistral tramontane simoun de malheur vilain sirocco

Toi qui retournes comme des omelettes les jolis bateaux

Et les avions comme des pétales de rose

Toi qui joues aux ballons avec ceux d’entre eux

Qui ne sont pas captifs ou qui ne le sont plus

Toi qui tortilles la raideur des tuyaux de poêle

Assassin des cheminées voleur de chapeaux

Apache Jeteur de poivre aux yeux

Père du hâle qui anime les peaux Face de rat

Toi qui étires les formes

Déformes les visions

Et fais aux parois de l’univers des déchirures et des

    dentelles frémissantes

Toi qui portes le son comme un nourrisson

Toi qui fais courir la lune sans arriver à faire trembler

    l’arc-en-ciel

Vent du large

Toi dont le souffle égal et la rumeur chantante

Bercent endorment tes adorateurs maritimes

Le jour

Toi qui renverses à minuit sur les hommes

La grande urne de l’insomnie la sueur des cauchemars

    et l’éboulement écraseur de l’angoisse

Tant tu pleures et gémis

Vent noir des nuits dans ta solitude affreuse Écorché

Toi qui sèche les larmes

Toi qui sèche le linge

Terreur des bouts de papier des concierges des navigateurs

    timorés des insectes des caravaniers des armateurs des

    armatures de parapluie des ornements de la toilette

    féminine de certaines grosses bêtes et des personnes

    sensibles et nerveuses

Toi qui réjouis les pilleurs d‘épaves et le pétrel des tempêtes

    les cheveux lyriques les gouttes d’eau et les poussières

    qui dansent le pollen amoureux le frisson des moissons 

    le cerf-volant le camp-volant le vol-au-vent

Et les gens peu recommandables

Je n’ai pas peur de toi

Je te dis Vent bonjour

Je te dis Bonjour Vent

Emporte mon bonjour

Au pays du Levant

Et maintenant

Vent rageant cinglant

Fous le camp

En agitant tes grands bras mous méchants

Et en courant sur tes grandes jambes pâles munies de pieds

    invisibles mais gigantesques

Adieu vent

J’oubliais rendez-vous au zénith à l’auberge de la rose 

    des vents

Et sans rancune

 

 

Mais 

Si jamais

Contre l’os interdit de mon front

Tu déchaînes ta rage à la voix de tonnerre

Ta colère aux gestes d’orage

Ta vengeance ouragan

Alors ô père vent

Jusqu’à tarir ton divin sang

Plus ancien que les eaux de l’abîme océan

Jusqu’à tarir ton souffle aïeul des dieux vivants

Et fossoyeur de leurs cadavres

Jusqu’à l’effacement

De l’antique regard absent

Qui fit naître la nuit au fond de tes yeux caves

Jusqu’au silence jusqu’au blanc

Je te fouetterai vent esclave

 

 

Je te fouetterai vent

Roger Gilbert-Lecomte / La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent