« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Ode maritime

 

 

 

 

 

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Ah pirates, pirates, pirates !

Pirates, aimez-moi et haïssez-moi !

Mélangez-moi avec vous, pirates !

 

Votre furie, votre cruauté comme elles parlent au sang

D’un corps de femme qui fut le mien autrefois et dont le rut survit !

 

Je voudrais être une bête représentative de tous vos gestes,

Une bête qui enfonce ses dents dans les bastingages, dans les quilles,

Qui mange des mâts, boit du sang et du goudron sur les ponts,

Qui déchiquette voiles, rames, cordages et poulies,

Serpent de mer féminin et monstrueux qui se repaît de crimes !

 

Et il y a une symphonie des sensations incompatibles et analogues,

Il y a une orchestration dans mon sang des tumultes des crimes,

Des tintamarres spasmodiques des orgies de sang dans les mers,

Furieusement, comme une tempête de chaleur à travers l’esprit,

Nuage de poussière chaude qui ennuage ma lucidité

Et me fait voir et rêver tout cela seulement avec la peau et les veines !

 

Les pirates, la piraterie, les bateaux, l’heure,

Cette heure maritime où les proies sont assaillies,

Où la terreur des captifs fuit vers la folie — cette heure-là,

Dans sa totalité de rimes, terreurs, bateaux, gens, mer, ciel, nuages,

Brise, latitude, longitude, vacarme,

Je voudrais qu’elle soit en son Tout mon corps en son Tout, souffrant,

Qu’elle soit mon corps et mon sang, qu’elle compose mon être en rouge,

Qu’elle fleurisse comme une blessure qui chatouille la chair irréelle de mon âme !

 

Ah, être tout dans les crimes ! être tous les éléments qui constituent

Les assauts des bateaux et les tueries et les viols !

Être tout ce qui a vécu ou péri sur les lieux des tragédies de sang !

Être le pirate-résumé de toute la piraterie à son apogée,

Et la victime-synthèse, mais de chair et d’os, de tous les pirates du monde !

 

Être dans mon corps passif la femme-toutes-les-femmes

Qui ont été violées, tuées, blessées, déchirées par les pirates !

Être dans mon être subjugué la femelle qui doit être à eux !

Et sentir tout cela — toutes ces choses en une seule fois — dans l’épine dorsale !

 

…/…

Fernando Pessoa / Ode maritime (extrait)