« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

ce bourdel où tenons notre estat

 

 

 

… / …

     Dans la Grosse Margot, écrite dans « ce bourdel où tenons notre estat », Villon montre jusqu'où va sa turpitude.
     Beaucoup ont tenté de suivre ses pas, ont contrefait son apparence sans rejoindre sa réalité. Ils ont fait des expériences, recherché des sensations, et prouvé, à mon avis, que les « tavernes et les putains » ne font pas naître plus de poésie que la philosophie, la culture, l’art, la philologie, un noble caractère, un effort consciencieux ou toute autre panacée. Si la persévérance et le désir de léguer à l'humanité un héritage de beauté suffisaient, Ronsard, encore sous-estimé, et Pétrarque, qui ne l’est pas, seraient parmi les plus grands des poètes. La grandeur de Villon est en ce qu’il proclame, sans le savoir, le droit divin de l’homme à être lui-même, le seul des prétendus « droits de l’homme » qui ne soit pas artificiel. Villon n’est pas une théorie, mais un fait objectif. Il ne fait pas d'excuses — d’où sa force. Burns est plus faible, il se conforme à des doctrines déjà prêchées, ses idées égalitaires sont de seconde main. Villon n'écrivit jamais rien d'aussi didactique que man's a man for s'that. La pensée de son temps ne l'influence quasiment pas, car il pense à peine — il est, en tout cas, fort loin de toute spéculation. Mais je me trompe peut-être. Si Villon spécule, il en arrive au même point qu'Omar : « Je sortis par la porte par où j'étais entré. » Toutes les actions de Villon proviennent de ses passions et de ses faiblesses. Rien chez lui n'est « contaminé par la couleur blafarde de |a pensée ».
     Il est le type éternel du débauché, descendu jusqu’au ruisseau après avoir connu une condition un peu supérieure, ce qui rend capable de comprendre sa position, de
la voir objectivement, au lieu de l’accepter comme établie.
     Nous retrouvons chez lui le vivant esprit de Dante : deux pensées qui se mêlent lui sont une musique aussi claire que celle d’un luth. Il est un idéaliste, au vrai sens du terme, et chante les plaisirs véritables. Dante est aussi exact que Villon, et en parfait accord : le premier en ce qu’il est des plaisirs surnaturels accessibles à la seule vie spirituelle. Villon « en ce que les plaisirs les plus grossiers n'apportent aucune satisfaction — « e ne m'a laissié quelque don ». « Ensuite ma vision dépasse les pouvoirs de la parole », écrit le Florentin — et Dante avait vécu en enfer, un enfer qui n’avait rien de visionnaire. Villon n'eut pas la force d’en sortir. Dante a poursuivi sa marche, tombant parfois, aidé par une main secourable, soutenu par sa propre force et il a chanté des vers de plus en plus difficiles. Lorsque nous venons de lire le Paradiso, les vers de Villon nous semblent plus vivants, plus frappants, mais Dante, pour ce qu’il contient son émotion et met ses plaintes dans la bouche des âmes tourmentées par les démons, n’en est pas moins émouvant. Il reste derrière ses personnages, dont Villon aurait pu faire partie.
     Avant de nous laisser emporter par la puissance de ce gamin de Paris, écoutons les mots dits par la voix de Bertrans d’Altaforte : « Ainsi m'est appliquée la loi du talion », ou la plainte de Francesca. Qui aime la poésie gardera en mémoire ces mots douloureux qui gémissent comme les branches battues par le vent :

                                    nessun maggior dolore,
                        che ricordarsi del tempo felice
                        nella miseria ; e cio sa’ l tuo dottore.

                                     Il n’est pas de plus grande douleur
                          que de se rappeler les temps heureux
                          dans l’infortune ; ton maître le sait.

     Tout ce passage, de ses sanglots, vous prend à la gorge. Dante souffre pour beaucoup, Villon pleure sur lui-même, et composa un des plus beaux chants de l’Inferno, trop tard pour qu’il fût inclus dans le texte de Dante. Pourtant, si Dante avait dû attendre, une nuit, l'exécution d’une condamnation à mot, il nous aurait peut-être laissé la plus méprisante dénonciation de la tyrannie, mais jamais la terrible ballade qu’écrivit Villon, lorsqu'il attendait d’être pendu avec cinq de ses compagnons.

Frères humains qui apres nous vivez,
N'ayez les cuers contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous povres avez,
Dieu en aura plus tost de vous mercis.
Vous nous voiez cy attachez cinq, six :
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s’en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !

Se freres vous clamons, pas n’en devez
Avoir desdaing, quoy que fusmes occis
Par justice. Toutesfois, vous sçavez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis...

     La vision de Dante est réelle, car il l'a contemplée. Les vers de Villon sont vrais, car il les a vécus. Comme les vécurent Bertrans de Born, Arnaut Marvoil, ce fou et ce poseur de Vidal. Pour ces hommes la vie est au plus fort de la mêlée. Ce n'est pas en brassant la littérature, en distillant la culture, qu'on égalera jamais leurs accents.

 

Ezra Pound / esprit des littératures romanes / MONTCORBIER, ALIAS VILLON (extrait)