« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

A Rennes je vécus un an

 

 

 

A Rennes je vécus un an
Mes parents m'avaient envoyé
dans le pays breton craignant
que Belfort ne fût bombardé
En fait c'est cirant mes souliers
geste rarissime et jamais
depuis ne l'ai recommencé
qu'à Rennes les premières bombes
en France tombées échouèrent
Ainsi va le destin ma chère
Nous descendîmes au galop
plus déshabillés que vêtus
dans la cave le cœur battat
Je devais connaître bien mieux
près de Boulogne-Billancourt.
C'est à Bécherel près Dinan
où nous nous sommes réfugiés
par crainte des gros avions
que je vis les fiers Allemands
pour la première fois La peur
nous avait mis dans les armoires
Nous logions alors deux filles
et la mère de famille
qui m'avait pris en charge chez
un brave marchand de tissu
Un quart d'heure avant l'arrivée
de ces messieurs en vert-de-gris
il avait vêtu de quoi faire
fuir un soldat velléitaire
dont les vieux habits dans a cour
avaient été jetés C'est pour
cela que nous avions la frousse
quand les Allemands virent voir
si nous étions de bons Français
capables d'aller vers le diable
en déclamant l'hymne à la joie
Les deux filles dont je parlais
m'en firent voir et je m'étonne
d'avoir après tout si discret
fait fi de leur virginité
qui s'ennuyait dans leur culotte
Mais non je lisais Nicomède
dans un grenier Une bougie
rendait ma crainte moins terrible
de voir surgir une souris
Combien de temps restâmes-nous
dans ce petit village trou
d'où le sang coule en ma mémoire
Après quoi retrouvant Paris
je fus commis de librairie
chez ma tante qui vendait livres
avenue de Suffren J'allais
à bicyclette dans des lieux
depuis moins sacrés à mes yeux
Chez les éditeurs en tous genres.

 

Georges Perros / Une vie ordinaire (extrait)