« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

STANCES DE LA MORT

 

 

 

I

Mortels, qui des mortels avez pris votre vie,
Vie qui meurt encor dans le tombeau du Corps
Vous qui ramoncelez vos trésors, des trésors
De ceux dont par la mort la vie fut ravie.

Vous qui voyant des morts leur mort entresuivie,
N'avez point de maisons que les maisons des morts
Et ne sentez pourtant de la mort un remords,
D'où vient qu’au souvenir son souvenir s’oublie ?

Est-ce que votre vie adorant ses douceurs
Déteste des pensers de la mort les horreurs,
Et ne puisse envier une contraire envie ?

Mortels, chacun accuse, et j'excuse le tort
Qu'on forge en votre oubli, un oubli d'une mort
Vous montre un souvenir d’une éternelle vie.


II

Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse,
Qui brave de la mort, sentira ses fureurs,
Les Soleils haleront ces journalières fleurs
Et le temps crèvera cette ampoule venteuse.

Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse
Sur le vert de la cire éteindra ses ardeurs,
L'huile de ce Tableau ternira ses couleurs,
Et ses flots se rompront à la rive écumeuse.

J'ai vu ces clairs éclairs passer devant mes yeux,
Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
Où d'une ou d'autre part éclatera l'orage,

J'ai vu fondre la neige et ses torrents tarir,
Ces lions rugissants je les ai vus sans rage,
Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.


III

Ha ! que j'en vois bien peu songer à cette mort,
Et si chacun la cherche aux dangers de la guerre,
Tantôt dessus la mer, tantôt dessus la terre,
Mais las ! dans son oubli tout le monde s'endort.

De la Mer on s'attend à resurgir au Port,
Sur la Terre aux effrois dont l'ennemi s’atterre :
Bref chacun pense à vivre, et ce vaisseau de verre,
S'estime être un rocher bien solide, et bien fort.

Je vois ces vermisseaux bâtir, dedans leurs plaines,
Les monts de leurs desseins, dont les cimes humaines
Semblent presque égaler leurs cœurs ambitieux.

Géants, où poussez-vous ces beaux amas de poudre ?
Vous les amoncelez? vous les verrez dissoudre :
Ils montent de la Terre? Ils tomberont des Cieux.


VII

Tandis que dedans l'air un autre air je respire,
Et qu'à l'ennui du feu j'allume mon désir,
Que j'enfle contre l'eau les eaux de mon plaisir,
Et que je colle à Terre un importun martyre,

Cet air toujours m'anime, et le désir m'attire,
Je recherche à monceaux les plaisirs à choisir,
Mon martyre élevé me vient encor saisir,
Et de tous mes travaux le dernier est le pire.

A la fin je me trouve en un étrange émoi,
Car ces divers effets ne sont que contre moi,
C'est mourir que de vivre en cette peine extrême.

Voilà comme la vie à l'abandon s’épard,
Chaque part de ce Monde en emporte sa part,
Et la moindre à la fin est celle de nous-même.

 

Jean de Sponde