« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

HISTOIRE COMIQUE DE LA LUNE ET DU SOLEIL

 

 

 

     Je me suis mis à considérer attentivement mes livres, et leurs boîtes, c'est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs richesses ; l’une était taillée d'un seul diamant, sans comparaison plus brillant que les nôtres ; la seconde ne paraissait qu'une monstrueuse perle fendue en deux. Mon Démon avait traduit ces Livres en langage de ce monde ; mais, parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m'en vais expliquer la façon de ces deux volumes.

A l'ouverture de la boîte, je trouvai, dans un je ne sais quoi de métal presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un Livre, à la vérité; mais c'est un livre miraculeux, qui n’a ni feuillets ni caractères; enfin, c'est un Livre où, pour apprendre, les yeux sont inutiles : on n'a besoin que des oreilles. Quand quelqu'un donc souhaite lire, il bande, avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, cette machine; puis, il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire écouter, et au même temps il en sort, comme de la bouche d'un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui servent. entre les grands Lunaires, à l'expression du langage.
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     « Apprenez aussi que, dans une région voisine du Soleil comme la nôtre, les âmes pleines de feu sont plus claires plus subtiles et plus pénétrantes que celles des autres animaux aux sphères plus éloignées. Or, puisque dans votre Monde même il s’est jadis rencontré des Prophètes qui l'esprit échauffé par un vigoureux enthousiasme, ont eu des pressentiments du futur, il n'est pas impossible que dans celui-ci, beaucoup plus proche du Soleil et, par conséquent, beaucoup plus lumineux que le vôtre, il ne vienne à un fort génie quelque odeur du passé ; que sa raison mobile ne se remue aussi bien en arrière qu'en avant, et qu'elle ne soit capable d'atteindre la cause par les effets, vu qu'elle peut arriver aux effets par la cause. »
     Il acheva son récit de cette sorte; mais, après une conférence encore plus particulière de secrets fort cachés qu’il me révéla, dont je veux taire une partie et dont l’autre m'est échappée de la mémoire, il me dit qu'il n’y avait pas encore trois semaines qu’une motte de terre, engrossée par le Soleil, avait accouché de lui. « Regardez bien cette tumeur ! » Alors il me fit remarquer, sur de la bourbe, je ne sais quoi d'enflé comme une taupinière : « C'est, dit-il, un apostume ou, pour mieux parler, une matrice qui recèle depuis neuf mois l'embryon d'un de mes frères. J'attends ici, à dessein de lui servir de sage-femme. »
     Il aurait continué s'il n'eût aperçu, à l’entour de ce gazon d'argile, le terrain qui palpitait. Cela lui fit juger, avec la grosseur du bubon, que la terre était en travail, que cette secousse était déjà l'effort des tranchées de l'accouchement. Il me quitta aussitôt pour y courir, et moi j'allai rechercher ma cabane.
     Je regrimpai donc sur la montagne que j'avais descendue, au sommet de laquelle je parvins avec beaucoup de lassitude. Vous pouvez croire combien je fus en peine quand je ne trouvai plus ma machine où je l’avais laissée. J'en soupirais déjà la perte quand je l’aperçus fort loin qui voltigeait. Autant que mes jambes purent fournir, j'y courus à perte d'haleine, et certes c'était un passe-temps agréable de contempler cette nouvelle façon d'aller à la chassé car, quelquefois que j'avais presque la main dessus, il survenait dans la boule de verre une légère augmentation de chaleur qui, tirant l'air avec plus de force, et cet air, devenu plus roide, enlevant ma boîte au-dessus de moi, me faisait sauter après, comme un chat au croc où il voit pendre un lièvre. Sans que ma chemise était demeurée sur le chapiteau pour s'opposer à la force des miroirs, elle eut fait le voyage toute seule.
     Mais à quoi bon me rafraîchir la mémoire d’une aventure dont je ne saurais me souvenir qu'avec la même douleur que je ressentis alors ? Il suffira de savoir qu'elle bondit, courut et vola tant, que je sautai, je marchai et j'arpentai tant, qu'enfin je la vis tomber au pied d’une fort haute montagne. Elle m'eût mené, possible, encore plus loin si, de cette orgueilleuse enflure de la terre, les ombres qui noircissaient le Ciel bien avant sur la plaine, n’eussent répandu tout autour une nuit de demi-lieue; car, se rencontrant parmi ces ténèbres, son verre n’en eut pas plutôt senti la fraîcheur qu'il ne s'y engendra plus de vide, plus de vent par le trou et, conséquemment, plus d'impulsion qui la soutint ; de sorte qu'elle chut, et se fut brisée en mille éclats si, par bonheur, une mare où elle tomba n'eût plié sous le faix. Je la tirai de l’eau, remis en état ce qui était froissé; puis, après l'avoir embrassée de toute ma force, je la portai sur le sommet d’un coteau qui se rencontra tout proche. Là, je développai ma chemise d'’alentour du vase, mais je ne la pus vêtir parce que, mes miroirs commençant leur effet, j'aperçus ma cabane qui frétillait déjà pour voler. Je n'eus le loisir que d'entrer vitement dedans, où je m'enfermai comme la première fois.
     La sphère de notre Monde ne me paraissait plus qu'un astre à peu près de la grandeur que nous paraît la Lune ; encore, il s'étrécissait, à mesure que je montais, jusqu'à devenir une étoile, puis une bluette, et puis rien, d'autant que ce point lumineux s’aiguisa si fort pour s’égaler à celui qui termine le dernier rayon de ma vue, qu'enfin elle le laissa s'unir à la couleur des Cieux. Quelqu'un peut-être s'étonnera que, pendant un si long voyage, le sommeil ne m'ait point accablé. Mais, comme le sommeil n’est produit que par la douce exhalaison des viandes qui s'évaporent de l'estomac au cerveau ou, par un besoin que sent Nature de lier notre âme, pour réparer, pendant le repos autant d'esprits que le travail en a consommés, je n'avais garde de dormir, vu que je ne mangeais pas, et que le Soleil me restituait beaucoup plus de chaleur radicale que je n’en dissipais. Cependant mon élévation continuait et, à mesure qu'elle m'approchait de ce Monde enflammé, je sentais couler dans mon sang une certaine joie qui le rectifiait et passait jusqu'à l'âme. De temps en temps, je regardais en haut pour admirer la vivacité des nuances qui rayonnaient dans mon petit dôme de cristal, et j'ai la mémoire encore présente que, comme je pointais alors mes yeux dans le bocal du vase, voici que, tout en sursaut, je sens je ne sais quoi de lourd qui s'envole de toutes les parties de mon corps. Un tourbillon de fumée fort épaisse et quasi palpable suffoqua mon verre de ténèbres ; et quand je voulus me mettre debout pour contempler ce noir dont j'étais aveuglé, je ne vis plus ni vase, ni miroirs, ni verrière, ni couverture à ma cabane. Je baissai donc la vue à dessein de regarder ce qui faisait ainsi tomber mon chef-d'œuvre en ruine mais je ne trouvai, à sa place et à celle des quatre côtés et du plancher que le Ciel tout autour de moi. Encore ce qui m'effraya davantage ce fut de sentir, comme si le vague de l'air se fut pétrifié, je ne sais quel obstacle invisible qui repoussait mes bras quand je les pensais étendre. Il me vint alors dans l'imagination qu’à force de monter j'étais sans doute arrivé dans le Firmament, que certains Philosophes et quelques Astronomes ont dit être solide. Je commençai à craindre d'y demeurer enchâssé; mais l'horreur dont me consterna la bizarrerie de cet accident s'accrut bien davantage par ceux qui succédèrent; car ma vue, qui vaguait çà et là, étant par hasard tombée sur ma poitrine, au lieu de s'arrêter à la superficie de mon corps, passa tout à travers ; puis, un moment ensuite, je m'avisai que je regardais par derrière et presque sans aucun intervalle. Comme si mon corps n'eût plus été qu’un organe de voir, je sentis ma chair qui, s'étant décrassée de son opacité, transférait les objets à mes yeux et mes yeux aux objets par chez elle. Enfin, après avoir heurté mille fois, sans la voir, la voûte, le plancher et les murs de ma chaise, je connus que, par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions, ma cabane et moi, devenus transparents. Ce n'est pas que je ne la dusse apercevoir, quoique diaphane, puisqu'on aperçoit bien le verre, le cristal et les diamants qui le sont; mais je me figure que le Soleil, dans une région proche de lui, purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité en arrangeant plus droits les pertuis imperceptibles de la matière que dans notre Monde où sa force, presque usée par un si long chemin, est à peine capable de transpirer son éclat aux pierres précieuses; toutefois, cause de lL'interne égalité de leurs superficies, il leur fait rejaillir au travers de leurs glaces, comme par de petits yeux, ou le vert des émeraudes, ou l'écarlate des rubis, le violet des améthystes, selon que les différents pores de la pierre, ou plus droits, ou plus sinueux, éteignent ou rallument, par la quantité des réflexions, cette lumière affaiblie. Une difficulté peut embarrasser le lecteur, à savoir comment je pouvais me voir et ne point voir ma loge, puisque j'étais devenu diaphane aussi bien qu'elle. Je réponds à cela que, sans doute, le Soleil agit autrement sur les corps qui vivent que sur les inanimés, puisque aucun endroit, ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparents, n'avait perdu sa couleur naturelle, au contraire : mes poumons conservaient encore, sous un rouge incarnat, leur molle délicatesse; mon cœur, toujours vermeil, balançait aisément entre le sistole et le diastole ; mon fie semblait brûler dans un pourpre de feu et, cuisant l'air que je respirais, continuait la circulation du sang; enfin, je me voyais, me touchais, me sentais le même, et si pourtant je ne l’étais plus.
     Pendant que je considérais cette métamorphose, mon voyage s'accourcissait toujours, mais pour lors avec beaucoup de lenteur, à cause de la sérénité de l'éther qui se raréfiait à proportion que je m'approchais de la source du jour; car, comme la matière en cet étage est fort déliée pour le grand vide dont elle est pleine, et que cette matière est, par conséquent, fort paresseuse à cause du vide qui n’a point d'action, cet air ne pouvait produire, en passant par le trou de ma boîte, qu'un petit vent à peine capable de la soutenir.
     Je ne réfléchis jamais au malicieux caprice de la Fortune, qui toujours s'opposait au succès de mon entreprise avec tant d'opiniâtreté, que je m'étonne comment le cerveau ne me tourna point.
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     Cette terre est semblable à des flocons de neige embrasée, tant elle est lumineuse; cependant, c’est une chose assez incroyable que je n'aie jamais su comprendre, depuis que ma boîte tomba, si je montai ou si je descendis au Soleil. ll me souvient seulement, quand j'y fus arrivé, que je marchais légèrement dessus; je ne touchais le plancher que d'un point, et je roulais souvent comme une boule, sans que je me trouvasse incommodé de cheminer avec la tête non plus qu'avec les pieds. Encore que j'eusse quelquefois les jambes vers le Ciel et les épaules contre terre, je me sentais dans cette posture aussi naturellement situé que si j'eusse eut les jambes contre terre et les épaules vers le Ciel. Sur quelque endroit de mon corps que je me plantasse, sur le ventre, sur le dos, sur un coude, sur une oreille, je m'y trouvais debout. Je connus par là que le Soleil est un Monde qui n'a point de centre, et que, comme j'étais bien loin hors de la sphère active du nôtre et de tous ceux que j'avais rencontrés, il était, par conséquent, impossible que je pesasse encore, puisque la pesanteur n'est qu'une attraction du centre dans la sphère de son activité.
     Le respect avec lequel j'imprimais de mes pas cette lumineuse campagne suspendit pour un temps l'’ardeur dont je pétillais d'avancer mon voyage. Je me sentais tout honteux de marcher sur le jour. Mon corps même, étonné, se voulant appuyer de mes yeux, et cette terre transparente qu'ils pénétraient ne les pouvant soutenir, mon instinct, malgré moi devenu maître de ma pensée, l'entraînait au plus creux d'une lumière sans fond.
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     Je me couchai sur le sable, fort assoupi. C'était une rase campagne tellement découverte que ma vue, de sa plus longue portée, n'y rencontrait pas seulement un buisson; et cependant, à mon réveil, je me trouvai sous un Arbre,  en comparaison de qui les plus hauts cèdres ne paraîtraient que de l'herbe. Son tronc était d’or massif, ses rameaux d'argent, et ses feuilles d'émeraudes qui, dessus l’éclatante verdure de leur précieuse superficie, se représentaient comme dans un miroir les images du fruit qui pendait alentour. Mais jugez si le fruit devait rien aux feuilles ! L’écarlate enflammée d'un gros escarboucle composait la moitié de chacun, et l'autre était en suspens si elle tenait sa matière d'une chrysolite ou d'un morceau d’ambre doré; les fleur épanouies étaient des roses de diamant fort larges, et les boutons de grosses perles en poire.
     Un Rossignol, que son plumage uni rendait beau par excellence, perché tout au coupeau*, semblait avec sa mélodie vouloir contraindre les yeux de confesser aux oreilles qu'il n'était pas indigne du trône où il était assis.
     Je restai longtemps interdit à la vue de ce riche spectacle et je ne pouvais m'assouvir de le regarder. Mais, comme j'occupais toute ma pensée à contempler entre les autre fruits une pomme de grenade extraordinairement belle, dont la chair était un essaim de plusieurs gros rubis en masse, j'aperçus remuer cette petite couronne qui lui tient lieu de tête, laquelle s’allongea autant qu'il le fallait pour former un cou. Je vis ensuite bouillonner au-dessus je ne sais quoi de blanc qui, à force de s'épaissir, de croître, l'avancer et de reculer la matière en certains endroits, parut enfin le visage d’un petit buste de chair. Ce petit buste se terminait en rond vers la ceinture, c'est-à-dire qu'il gardait encore par en bas sa figure de pomme. Il s’étendit
pourtant peu à peu, et sa queue s'étant convertie en deux jambes, chacune de ses jambes se partagea en cinq orteils. Humanisée que fut la Grenade, elle se détacha de sa tige; et, d'une légère culbute, tomba justement à mes pieds. Certes, je l'avoue, quand j'aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de Nain, pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer lui-même, je demeurai saisi de vénération. « Animal humain, me dit-il (en cette langue matrice dont je vous ai autrefois discouru), après t'avoir longtemps considéré du haut de la branche où je pendais, j'ai cru lire dans ton visage que tu n'étais pas originaire de ce Monde; c'est à cause de cela que je suis descendu, pour en être éclairci au vrai. » Quand j'eus satisfait sa curiosité à propos de toutes les matières dont il me questionna**… « Mais vous, lui dis-je, découvrez-moi qui vous êtes? Car ce que je viens de voir est si fort étonnant que je désespère d'en connaître jamais la cause, si vous ne me l’apprenez. Quoi ! un grand arbre tout de pur or dont les feuilles sont d'émeraudes, les fleurs de diamants, les boutons de perles et, parmi tout cela, des fruits qui se font hommes en un clin d’œil ! Pour moi, j'avoue que la compréhension d'un tel miracle surpasse ma capacité. » En suite de cette exclamation, comme j'attendais sa réponse : « Vous ne trouverez pas mauvais, me dit-il, étant le Roi de tout le Peuple qui compose cet arbre, que je l'appelle pour me suivre. » Quand il eut ainsi parlé, je pris garde qu'il se recueillit en lui-même. Je ne sais si, bandant les ressorts intérieurs de sa volonté, il excita hors de soi quelque mouvement qui fit arriver ce que vous allez entendre; mais tant il y a, qu'aussitôt après, tous les fruits, toutes les fleurs, toutes les branches, enfin tout l'arbre tomba par pièces en petits hommes, voyant, sentant et marchant, lesquels, comme pour célébrer le jour de leur naissance au moment de leur naissance même, se mirent à danser alentour de moi.
     Trois grands Fleuves arrosent les campagnes brillantes de ce monde embrasé. Le premier et le plus large se nomme la Mémoire ; le second, plus étroit, mais plus creux, l'Imagination; le troisième, plus petit que les autres, s'appelle Jugement.
     Sur les rives de la Mémoire, on entend jour et nuit un ramage importun de geais, de perroquets, de pies, d'étourneaux, de linottes, de pinsons et de toutes les espèces qui gazouillent ce qu’elles ont appris. La nuit, ils ne disent mot, car ils sont pour lors occupés à s’abreuver de la vapeur épaisse qu'exhalent ces lieux aquatiques. Mais leur estomac cacochyme la digère si mal, qu'au matin, quand ils pensent l'avoir convertie en leur substance, on la voit tomber de leur bec aussi pure qu'elle était dans la rivière. L'eau de ce Fleuve paraît gluante et roule avec beaucoup de bruit; les échos qui se forment dans ses cavernes répètent la parole jusqu'à plus de mille fois ; elle engendre de certains monstres, dont le visage approche du visage de femme. Il s’y en voit d'autres plus furieux qui ont la tête cornue et carrée et à peu près semblable à celle de nos pédants. Ceux-là ne s'occupent qu'à crier et ne disent pourtant que ce qu'ils se sont entendu dire les uns aux autres.
     Le Fleuve de l'Imagination coule plus doucement; sa liqueur, légère et brillante, étincelle de tous côtés. Il semble, à regarder cette eau d’un torrent de bluettes humides, qu'elles n'observent en voltigeant aucun ordre certain. Après l'avoir considérée plus attentivement, je pris garde que l'humeur qu’elle roulait dans sa couche était de pur or potable, et son écume de l'huile de talc. Le poisson qu'elle nourrit, ce sont des remores***, des sirènes et des salamandres; on y trouve, au lieu de gravier, de ces cailloux dont parle Pline, avec lesquels on devient pesant, quand on les touche par l'envers, et léger, quand on se les applique par l'endroit. J'y en remarquai de ces autres encore, dont Gigès avait un anneau, qui rendent invisibles; mais surtout un grand nombre de pierres philosophales éclatent parmi son sable. Il y avait sur les rivages force arbres fruitiers, principalement de ceux que trouva Mahomet en Paradis; les branches fourmillaient de phénix, et j'y remarquai des sauvageons de ce fruitier où la Discorde cueillit la pomme qu'elle jeta aux pieds des trois Déesses : on avait enté dessus des greffes du jardin des Hespérides. Chacun de ces deux larges Fleuves se divise en une infinité de bras qui s’entrelacent ; et j'observai que, quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchait un plus petit de l'Imagination, il éteignait aussitôt celui-là; mais qu'au contraire si le ruisseau de l'Imagination était plus vaste, il tarissait celui de la Mémoire. Or, comme ces trois Fleuves, soit dans leur canal, soit dans leurs bras, coulent toujours à côté l'un de l'autre, partout où la Mémoire est forte, l'Imagination diminue ; et celle-ci grossit, à mesure que l'autre s'abaisse.
     Proche de là coule d’une lenteur incroyable la Rivière du Jugement; son canal est profond, son humeur semble froide ; et, lorsqu'on en répand sur quelque chose, elle sèche, au lieu de mouiller. Il croît, parmi la vase de son lit, des Plantes d’ellébore dont la racine, qui s'étend en longs filaments, nettoie l’eau de sa bouche. Elle nourrit des serpents, et, dessus l'herbe molle qui tapisse ses rivages, un million d'éléphants se reposent. Elle se distribue, comme ses deux germaines, en une infinité de petits rameaux; elle grossit en coulant; et, quoiqu'elle gagne toujours pays, elle va et revient éternellement sur elle-même.
     De l'humeur de ces trois Rivières, tout le Soleil est arrosé ; elle sert à détremper les atomes brûlants de ceux qui meurent dans ce grand Monde.
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* Faîte, sommet. Ce vieux mot, que Cyrano affectionne, vient du latin cupa, parce qu'une colline à la forme d'une coupe renversée, Coupole s'est substitué à coupeau.

** IL y a ici une lacune qui résulte de la suppression d'un passage dangereux où l'auteur se montrait sans doute un peu trop esprit fort et philosophe.

*** La fable leur attribuait jadis le pouvoir d'arrêter les navires.

Savinien de Cyrano de Bergerac (1620-1655)