« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LES FILLES DES GOBES

 

 

 

Dans un de ces jours-là qui sont pâles et gris
Comme les flancs humides de la craie
Dans le jour gris d’une marée de novembre
Qui attire très loin le bord bruissant de l'eau
Un homme inquiet regarde le ciel noir
Entre les découpures de la crête de marne
Au-dessus de la crête le ciel sombre où passent
Des voiliers d’oies sauvages en route vers le sud.

Il faut descendre encore un peu parmi les éboulis
Aller sur le chemin des ramasseurs d'épaves
De l’autre côté d’un tas rocheux où le pied glisse
Passer un cailloutis où des charognes pourrissent
Pour la joie des crabes verts à marée haute
Là-bas se trouve une grève secrète
Murée de blocs précipités jadis
Solitaire entre toutes les plages de ce rivage désolé.

Nous vîmes là dans un matin de fin d'automne
Trois de la mer qui dansaient tristement
Pâles aussi couronnées de varech
Nues comme la craie soumise à l'érosion.

Leurs cheveux ondulaient sur leurs épaules maigres
Comme les laminaires flottant aux creux des Haumes
Leurs ventres plats remuaient des croûtes de sable
Avec des mousses marines rouges et rose

La plus belle portait un long collier d'or
Toutes trois apportaient Le grand froid de la mort.

Trois filles nues battues du vent du nord
Le sel brillait au bout de leurs menus seins gris
Leurs pieds dans l’eau faisaient un clapotis
Monotone Et la mort habitait leurs yeux clairs.

Froides filles accrues aux trous de la falaise

En quelque vieux nid de pygargue
Elles se paissent de moules crues et d'algues
Pêchées à mer basse
L'iode seul court dans leurs veines.

Quand le vent chasse la brume du matin
Déroulée comme un suaire en lisière du ciel
Quand le vent du nord hérissé de glaçons
Les rets blonds des parcs qui sèchent sur les pieux
Les filles des falaises sortent de leurs cavernes
Dans un tourbillon de plumes blanches.

Aux cris des guillemots et des grèbes
Les filles des falaises dansent devant les gobes

 

(1935)

 

André Pieyre de Mandiargues / L'Âge de craie, suivi de Hedera, "premier cahier de poésie", Paris, Gallimard, 1961.