« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Frontières je vous digère (comme je peux)

 

 

 

Certains pays
mille-feuilles de pâte à modeler ont incorporé     la frontière,
l’ont malaxée    sans parvenir tout à fait     au gris
uniforme
parmi ces pays, le Westrich
une bande de trente kilomètres de large sur cent de long de Kaiserslautern à Blâmont
du dos du chien    au dos Non.
Et les trois dos
dont l’autre    mobile
du Westrichois
qu’il essaie d’opposer aux frontières et d’abord à     l’incorporée
la membranaire
la vibrante    la non fixée
ces trois    bons dos    plastiques
(eh eh    comme des frontières)
font de lui un rubik’s cube
qui aurait depuis longtemps fondu sa propre solution,
chahuté son intimité
placide.
Le Westrichois croit qu’il regarde TF1 comme tout le monde de l’intérieur d’une conscience assimilée
Mais il reste     horcelé marcelé cloisonné
pompé      par tous les beaux seigneurs
qui de l’en dehors sa loyauté administraient
eux sont      campés, épanouis, sur les bordures de la carte,
et dans autres cours princières ou épiscopales.
Tous ces Deux-Ponts, ces Sarrebrück, ces Salm, tous ces Nassau-Sarrewerden, comtes sauvages du Rhin, évêques de Metz, co-barons de Fénétrange, ducs de Lorraine
pondeurs de baillis    comme des guêpes dans une chenille.
Quand il existera     le poète
westrichois sera un démonteur
de lattis,     un casseur de carreaux de plâtres
sera le géomancien ivre
de murs en mouvement comme le plateau mobile d’une machine à sous.
Il sera la ville utopique construite par esprit de lucre pour des réfugiés huguenots messins helvètes ou souabes. Il sera les semelles en carton d’un colporteur juif, d’un violoneux tzigane.
Il se défendra de ne pas être un château clandestin absent des cartes.
Il sera assigné à résidence dans un village perché      au nom de fruitier
ou de sauvagine.
Il s’adressera aux bêtes en langue welche    comme cette paysanne parlait
au loup,
avec l’emphase du vassal d’un Pantocrator byzantin soucieux de détourner l’appétit supérieur de la chair indigne de ses agneaux.
Le poète westrichois s’attachera aux placards à cadavres comme araignée de grande-dure-mère au plafond
au cadavre    tiens
au cadavre succède le     cadastre :
au commencement était la guerre de Trente ans, ses soudards lyncheurs, au
commencement était la peste, la survie d’un sur dix    seulement
et juste après le retour des notaires
trois cents ans plus tard, viennent les archivistes généalogistes historiens
au commencement     est la borne,
le fossé
au commencement    est le repérage patient de la borne et du fossé
le poète viendra plus tard
peut-être,
frontalier
sachant à qui il doit mémoire et    dignité.

 

Vincent Wahl / Paru dans Ceps, Nuit myrtide éditeur, sept 2007, en 2e orbitale de Transes frontalières