« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

C'était Carnaval


 

 

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     C'était Carnaval, le premier vendredi d'avant les Cendres. Et Scipione Maffei, mon père et moi assistâmes, mêlés à la population, aux Gnoccolare, une fête burlesque toute en symboles où, à l'encontre de Venise durant les mêmes réjouissances, le peuple s'empare du pouvoir pour une nuit. Mais quelle nuit !

     Ces Gnoccolare, le fête des gnocchis, commémoraient chaque année une émeute populaire de 1531 contre la famine décimant Vérone à la suite des guerres d'Italie entre François Ier et Charles Quint qui avaient ravagé le pays, et d'une inondation de l'Adige et du Pô qui avait ruiné les récoltes. Pour calmer la turbulence des émeutiers et apaiser la populace, à l'instigation d'un excellent homme, Tommaso de Vico, médecin de son état, on dispensa au peuple du pain, du vin, du beurre, de la farine, des châtaignes et des olives.

 

     Le défilé commençait. Depuis le quartier de San Zeno, saint patron de la ville, jusqu'à la Seigneurie, précédés d'un gonfalonier et d'un sergent, quarante-huit angelots à cheval vêtus de toile candide piquetée de rubans rouges en soie, béret de même couleur en tête, ouvraient la marche. Suivait un char de l'Abondance orné de couronnes de lauriers et escorté de cent jeunes gens en chemises à manches courtes. À leur tour, trente-six hommes, suivis à nouveau de quarante-huit jeunes gens, brandissaient des fourchettes pour les futurs gnocchis ainsi que des oriflammes, et déclamaient, cornemuses en bouche, des vers composés pour l'occasion. La troupe endiablée arrivait au palais du Podestat. Le Pape des Gnocchis monté sur un âne, escortant en triomphe le char de l'Abondance, invitait le Podestat à descendre sur la place déguster un plat de gnocchis agrémenté d'un verre de vin. Chose faite, le maître des cérémonies déclamait d'une voix pulchinellesque ses compliments macaroniques aux nobilités de la ville :

 

     « Pardonnez, Excellence, mon audace,

     Je suis hélas sans pain,

     Et me suis tant battu pour parvenir jusqu'à vous.

     Parlez, Excellence.

     Mais tais-toi, mon âne, tais-toi donc !

     Ma tâche est de prier Votre Excellence

     De venir avec nous à San Zeno.

     Parce qu'il est un homme bon,

     Il viendra en ce jour de cocagne pour Vérone. »

 

     Le cortège des autorités s'ébranlait en carrosse derrière le char de l'Abondance, d'où l'on lançait à la foule, durant trois tours de la place, des pains à foison, « pour consoler l'estomac du peuple ». Puis l'on gagnait San Zeno, le chef des angelots à cheval et les cent jeunes gens en chemises à manches courtes précédant les autorités. Parvenu à bon port au milieu de la cohue populaire d'où fusaient les lazzis, tout ce beau monde montait sur une estrade où des Polichinelles offraient avec un cérémonial outré un gnocchi à chacun, puis passaient à la distribution générale. D'une grande bouche en plâtre sortaient les pains, d'une fontaine le vin. Il y avait des statues, des arcs de triomphe. autour de l'effigie de Tommaso da Vico étaient disposées de vastes tables où les pauvres de San Zeno engloutiraient d'énormes quantités de macaronis et des plâtrées de gnocchis. Les angelots à cheval raccompagnaient les autorités, et, délivrée des puissants, la fête durerait jusqu'à l'aube, ponctuée des frasques des Polichinelles.

 

     Dans la Sérénissime, Arlequin, personnage vénitien s'il en est, incarnait l'esprit du Carnaval. Menant les sarabandes, régalant depuis les baraques de foire la foule des badauds de farces et de saynètes édifiantes, à l'occasion gaillardes, trompant son maître Pantalon, amoureux de sa fille Colombine, il était une joyeuse figure de comédie. Il y avait bien eu, dans mon enfance, ces deux Polichinelles à Carnaval, sur la place Saint-Marc, et ce moine illuminé criant que le Christ était le vrai Polichinelle. Ce n'était rien, comparé à ici.

 

     Originaires de Naples, les Polichinelles formaient à Vérone un genre en soi, et quel genre ! Plongés en bande dans la foule qu'ils fendaient à plaisir, bossus, ventrus, tout de blanc vêtus comme il se doit, chapeau conique en tête, masque blanc et nez crochu, bâfreurs invétérés de gnocchis, fainéants autant que parasites, diseurs de poésie non moins que de propos salaces, faisant la cour aux plus jeunes vierges comme aux vieillardes édentées, improvisant une bacchanale de pur semblant, brocardant par leurs dérèglements l'ordre des choses et la civilité des mœurs, leur apparition me fascina. Jouant du ridicule de leur propre déréliction en provocateurs rompus aux postures les plus incongrues, les libertés qu'ils s'arrogeaient ici étaient à cent lieues de ma Venise policée, confite en traditions, avec pour credo intangible la tranquillité  publique et le respect des hiérarchies, à peine écornées à Carnaval.

     Mon père, le premier, était si friand du spectacle des Polichinelles frondeurs qu'il brossera deux toiles, La Cuisine de Polichinelle, où l'on voit s'affairer autour d'une marmite dans un beau désordre de pots renversés et d'ustensiles à même le sol, puis un Polichinelle coupable, illustrant le dicton : « Chi mangia gnocchi, caca gnocchi », où l'un d'eux défèque sans façon devant ses comparses qui le regardent s'exécuter avec des mines de circonstance. Comme je l'ai évoqué dans la scène de la place Saint-Marc, mon père fera sur ce thème des Polichinelles une vingtaine de dessins de sa meilleure veine, que l'ami Algarotti vantera avec ses superlatifs habituels après avoir acquis les deux toiles en question.

     Quant à moi, l'image des Polichinelles ne me quitterait plus. Et l'on sait quel usage parodique je ferai d'eux, les mariant aux Vénitiens à la chute de Venise dans ce ballet final que sont mes 104 Divertissements pour les jeunes gens conclus à la veille d'entamer cet écrit.

Gilles Hertzog / Le dernier Vénitien (extrait)
Illustration : Giovanni Battista Tiepolo : Trois Polichinelle rassemblés autour d'un pot de gnocchi.