« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

TU AS CASSÉ

 

 

 

1

 

Les innombrables rochers gris, épars, féroces,

Vibrant encore aux sourdes frondes

Des flammes suffoquées de l'origine

Ou aux terreurs des torrents vierges

Écroulés en caresses implacables

— Sur l'éblouissement des sables érigés

Dans un horizon vide — les oublierais-tu ?

 

Et incliné, ouvert au seul recueil

D'ombres de la vallée, l'araucaria

Grandi d'ahan,

Tourné dans le silex ardu aux veines âpres,

Plus réfractaire que les autres damnés,

La bouche, là où il se coupait de ses racines,

Toute fraîche de papillons et d'herbes

— L'oublierais-tu, délirant et muet,

En parfait équilibre

Sur trois empans d'un caillou rond

Apparu par magie ?

 

De branche en branche, léger roitelet,

Tes yeux avides ivres de merveilles,

Tu as conquis la cime bariolée,

Enfant hardi musicien,

Rien que pour voir au translucide fond

D'un profond gouffre calme de la mer

D'entre les algues s'éveiller

Des tortues fabuleuses.

 

Funèbres signes que ces fastes sous la mer

Et la tension de toutes choses à son comble.

 

 

2

 

Tu soulevais les bras comme des ailes

Et tu faisais le vent renaître

En courant dans l'air massif.

 

Nul jamais ne vit se poser

Ton pied de légère danse.

 

 

3

 

Heureuse grâce,

Comment n'aurais-tu pas cassé

Dans cette cécité invétérée,

Toi, simple souffle, cristal,

Éclair trop humain pour l'impie,

Hirsute, forcené, grondant

Rugissement d'un soleil dénudé.

Giuseppe Ungaretti / Vie d'un Homme / La Douleur
Traduit de l'italien par Philippe Jaccottet
Illustration : Ritratto di Giuseppe Ungaretti, par Ottone Rosai, 1951 (Museo Novecento)