TU AS CASSÉ
Par domcorrieras, le mercredi 7 juillet 2021 - Poèmes & chansons - lien permanent
1
Les innombrables rochers gris, épars, féroces,
Vibrant encore aux sourdes frondes
Des flammes suffoquées de l'origine
Ou aux terreurs des torrents vierges
Écroulés en caresses implacables
— Sur l'éblouissement des sables érigés
Dans un horizon vide — les oublierais-tu ?
Et incliné, ouvert au seul recueil
D'ombres de la vallée, l'araucaria
Grandi d'ahan,
Tourné dans le silex ardu aux veines âpres,
Plus réfractaire que les autres damnés,
La bouche, là où il se coupait de ses racines,
Toute fraîche de papillons et d'herbes
— L'oublierais-tu, délirant et muet,
En parfait équilibre
Sur trois empans d'un caillou rond
Apparu par magie ?
De branche en branche, léger roitelet,
Tes yeux avides ivres de merveilles,
Tu as conquis la cime bariolée,
Enfant hardi musicien,
Rien que pour voir au translucide fond
D'un profond gouffre calme de la mer
D'entre les algues s'éveiller
Des tortues fabuleuses.
Funèbres signes que ces fastes sous la mer
Et la tension de toutes choses à son comble.
2
Tu soulevais les bras comme des ailes
Et tu faisais le vent renaître
En courant dans l'air massif.
Nul jamais ne vit se poser
Ton pied de légère danse.
3
Heureuse grâce,
Comment n'aurais-tu pas cassé
Dans cette cécité invétérée,
Toi, simple souffle, cristal,
Éclair trop humain pour l'impie,
Hirsute, forcené, grondant
Rugissement d'un soleil dénudé.
Giuseppe Ungaretti / Vie d'un Homme / La Douleur
Traduit de l'italien par Philippe Jaccottet
Illustration : Ritratto di Giuseppe Ungaretti, par Ottone Rosai, 1951 (Museo Novecento)