« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

TU AS CRIÉ : J’ÉTOUFFE


 

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Tu ne pouvais pas dormir, tu ne dormais pas…

Tu as crié : j’étouffe…

Dans ton visage avalé déjà par le crâne,

Les yeux, encore lumineux

Il n’y a qu’un instant,

Les yeux se dilatèrent… se perdirent…

Moi le timide, le trouble, le rebelle,

Das ton regard je renaissais jadis

Pur, libre, heureux…

Puis la bouche, la bouche

Qui paraissait jadis, au long des jours,

Éclair de grâce et de joie,

La bouche se tordit, muette…

Un petit enfant est mort.

 

Neuf ans, cercle bouclé,

Neuf ans auxquels pas un jour

Ne s’adjoindra jamais plus :

Voilà le bois dont brûle

Mon seul espoir.

Je peux chercher, je peux te retrouver,

Aller je peux, je ne cesse d’aller

Te revoir qui grandis

Tout au long de tes neuf ans.

 

Moi sans cesse je peux

Je peux distinctement

Sentir dans les miennes tes mains :

Tes menottes d’enfantelet

S’agrippant sans savoir aux miennes,

Tes mains qui se font sensibles,

Plus conscientes à mesure,

En s’abandonnant dans les miennes;

Tes mains qui deviennent sèches

Et seules — pâles à l’extrême,

Seules arrêtées dans l’ombre…

L’autre jour, tu resplendissais…

 

Je vais chercher tes beaux habits à la maison,

Ils vont venir t’enfermer pour toujours

Dans le cercueil. Non, pour toujours,

Tu es le souffle de mon âme, et la délivres !

La délivres mieux à présent

Que ne l’eût pu ton sourire vivant :

Éprouve-la encore, accrois sa force,

Si tu veux — jusqu’à toi — que je me hisse

Où vivre est calme, sans mort.

 

J’expie, en te survivant, l’horreur

Des années que je te vole,

Et je les ajoute aux tiennes,

Affolé par le remords,

Comme si, mortel encore parmi nous,

Tu continuais à grandir.

Mais seule grandit, stérile,

Ma vieillesse détestée…

 

C’était une nuit pareille,

Tu me donnais ta fine main…

Et moi, épouvanté, je m’entendais disant :

Ce ciel austral est trop bleu

Ou pullulent trop d’astres

Et pas un de familier…

 

(Ciel sourd descendant sans un souffle,

Sourd que toujours j’entendrai écraser

Des mains tendues pour l’écarter…)

Giuseppe Ungaretti / Un cri et des paysages (1939-1952)
traductions de Philippe Jaccottet et Jean Lescure