TU AS CRIÉ : J’ÉTOUFFE
Par domcorrieras, le vendredi 9 mars 2018 - Poèmes & chansons - lien permanent
Tu ne pouvais pas dormir, tu ne dormais pas…
Tu as crié : j’étouffe…
Dans ton visage avalé déjà par le crâne,
Les yeux, encore lumineux
Il n’y a qu’un instant,
Les yeux se dilatèrent… se perdirent…
Moi le timide, le trouble, le rebelle,
Das ton regard je renaissais jadis
Pur, libre, heureux…
Puis la bouche, la bouche
Qui paraissait jadis, au long des jours,
Éclair de grâce et de joie,
La bouche se tordit, muette…
Un petit enfant est mort.
Neuf ans, cercle bouclé,
Neuf ans auxquels pas un jour
Ne s’adjoindra jamais plus :
Voilà le bois dont brûle
Mon seul espoir.
Je peux chercher, je peux te retrouver,
Aller je peux, je ne cesse d’aller
Te revoir qui grandis
Tout au long de tes neuf ans.
Moi sans cesse je peux
Je peux distinctement
Sentir dans les miennes tes mains :
Tes menottes d’enfantelet
S’agrippant sans savoir aux miennes,
Tes mains qui se font sensibles,
Plus conscientes à mesure,
En s’abandonnant dans les miennes;
Tes mains qui deviennent sèches
Et seules — pâles à l’extrême,
Seules arrêtées dans l’ombre…
L’autre jour, tu resplendissais…
Je vais chercher tes beaux habits à la maison,
Ils vont venir t’enfermer pour toujours
Dans le cercueil. Non, pour toujours,
Tu es le souffle de mon âme, et la délivres !
La délivres mieux à présent
Que ne l’eût pu ton sourire vivant :
Éprouve-la encore, accrois sa force,
Si tu veux — jusqu’à toi — que je me hisse
Où vivre est calme, sans mort.
J’expie, en te survivant, l’horreur
Des années que je te vole,
Et je les ajoute aux tiennes,
Affolé par le remords,
Comme si, mortel encore parmi nous,
Tu continuais à grandir.
Mais seule grandit, stérile,
Ma vieillesse détestée…
C’était une nuit pareille,
Tu me donnais ta fine main…
Et moi, épouvanté, je m’entendais disant :
Ce ciel austral est trop bleu
Ou pullulent trop d’astres
Et pas un de familier…
(Ciel sourd descendant sans un souffle,
Sourd que toujours j’entendrai écraser
Des mains tendues pour l’écarter…)
Giuseppe Ungaretti / Un cri et des paysages (1939-1952)
traductions de Philippe Jaccottet et Jean Lescure