« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

PRAGUE


 

 

une feuille de sang recouvrait les fontaines

la nuit était si claire qu'elle ne pouvait passer

j'écoutais sur le fleuve descendre un chant

     funèbre

qui parlait de deux sœurs disparues sous les

     eaux

 

à Prague je me souviens d'avoir offert des

     des fleurs

sur le quai d'une gare

à des soldats muets

derrière la synagogue j'avais planté une tombe

car la présence aussi est la grande douleur

je remontais sans fin vers le ghetto

quand j'apprenais par cœur tous les nombres

     sacrés

qui renvoyaient au fond de mes paroles

     blanches

l'écho agenouillé des cantiques de Sion…

 

je me souvins aussi de ces églises en feu

pleines d'enfants brûlés suspendus aux vitraux

j'y entrais sans issue en quête de mémoire

l'enfant Jésus dormait d'un vieux sommeil de

     pierre

un lourd parfum d'encens oblique

     et monotone

s'illuminait en moi…

 

à chaque instant tourné du côté où mourir

j'avançais grand ouvert au-devant des tueurs

au bord de la Moldau mon visage recule

des rafales vivantes ont couché dans mes yeux

des groupes d'enfants tristes accrochés aux

     blindages

et je buvais sans m'arrêter

 

sous chaque pont ma tête a heurté des éclats

car j'appartiens depuis au long cheminement

des barques sur le fleuve…

 

c'est l'heure où j'ai joué à simuler la mort

la tête traversée d'orages ensevelis

je déchirais mes poings sur des chargeurs

     impassibles

les étrangers sur les tourelles nous fixaient en

     silence…

 

j'ai aussi partagé d'incroyables demeures

où la table est dressée à chaque heure du jour

 

j'ai rompu le feu des pierres et du pain

     noir

j'étais vivant je n'avais que des frères

j'étais cloué au bois dont on fait les poteaux…

 

ainsi j'étais sans arme j'affrontais

     mes blessures

dans la complicité des buveurs de vodka

et de la chair aussi difficile à porter

n'ai-je pas été sage d'étendre au loin la mort

qui creusait dans mes gestes des passages

     fertiles ?

 

ainsi étais-je à Prague engagé sans limite

la nuit je m'enroulais dans des habits de

     morts

je mourais par instants à l'insu de mon corps

et puis je m'enterrais dans les yeux

     des épaves…

j'allais sans savoir où je marchais à l'envers

et j'offrais aux enfants de grands bouquets de

     neige

 

quelqu'un jouait dans l'ombre un air étrange

     et beau

je l'écoutais en m'éloignant

un cortège passait portant les premiers morts

des femmes se signaient devant St Venceslas

j'allais de groupe en groupe les yeux criblés

    de terre

au milieu d'une place je veillais le grand corps

d'un étudiant moldave…

 

et j'ai vécu ainsi caché dans les carcasses

à mi-corps sous un char j'attirais les oiseaux

derrière une fenêtre on entendait crier

et des barques fleuries se croisaient en silence

 

mon corps était désert si longuement cherché

et pour me joindre au défilé des survivants

j'avais mis des soleils dans mes yeux

     uniformes…

 

 

Prague — août 1968.

Tristan Cabral / Ouvrez le feu !