PRAGUE
Par domcorrieras, le mardi 5 janvier 2021 - Poèmes & chansons - lien permanent
une feuille de sang recouvrait les fontaines
la nuit était si claire qu'elle ne pouvait passer
j'écoutais sur le fleuve descendre un chant
funèbre
qui parlait de deux sœurs disparues sous les
eaux
à Prague je me souviens d'avoir offert des
des fleurs
sur le quai d'une gare
à des soldats muets
derrière la synagogue j'avais planté une tombe
car la présence aussi est la grande douleur
je remontais sans fin vers le ghetto
quand j'apprenais par cœur tous les nombres
sacrés
qui renvoyaient au fond de mes paroles
blanches
l'écho agenouillé des cantiques de Sion…
je me souvins aussi de ces églises en feu
pleines d'enfants brûlés suspendus aux vitraux
j'y entrais sans issue en quête de mémoire
l'enfant Jésus dormait d'un vieux sommeil de
pierre
un lourd parfum d'encens oblique
et monotone
s'illuminait en moi…
à chaque instant tourné du côté où mourir
j'avançais grand ouvert au-devant des tueurs
au bord de la Moldau mon visage recule
des rafales vivantes ont couché dans mes yeux
des groupes d'enfants tristes accrochés aux
blindages
et je buvais sans m'arrêter
sous chaque pont ma tête a heurté des éclats
car j'appartiens depuis au long cheminement
des barques sur le fleuve…
c'est l'heure où j'ai joué à simuler la mort
la tête traversée d'orages ensevelis
je déchirais mes poings sur des chargeurs
impassibles
les étrangers sur les tourelles nous fixaient en
silence…
j'ai aussi partagé d'incroyables demeures
où la table est dressée à chaque heure du jour
j'ai rompu le feu des pierres et du pain
noir
j'étais vivant je n'avais que des frères
j'étais cloué au bois dont on fait les poteaux…
ainsi j'étais sans arme j'affrontais
mes blessures
dans la complicité des buveurs de vodka
et de la chair aussi difficile à porter
n'ai-je pas été sage d'étendre au loin la mort
qui creusait dans mes gestes des passages
fertiles ?
ainsi étais-je à Prague engagé sans limite
la nuit je m'enroulais dans des habits de
morts
je mourais par instants à l'insu de mon corps
et puis je m'enterrais dans les yeux
des épaves…
j'allais sans savoir où je marchais à l'envers
et j'offrais aux enfants de grands bouquets de
neige
quelqu'un jouait dans l'ombre un air étrange
et beau
je l'écoutais en m'éloignant
un cortège passait portant les premiers morts
des femmes se signaient devant St Venceslas
j'allais de groupe en groupe les yeux criblés
de terre
au milieu d'une place je veillais le grand corps
d'un étudiant moldave…
et j'ai vécu ainsi caché dans les carcasses
à mi-corps sous un char j'attirais les oiseaux
derrière une fenêtre on entendait crier
et des barques fleuries se croisaient en silence
mon corps était désert si longuement cherché
et pour me joindre au défilé des survivants
j'avais mis des soleils dans mes yeux
uniformes…
Prague — août 1968.
Tristan Cabral / Ouvrez le feu !