« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

IL Y A


 

 

Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée

Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des

   asticots dont naîtraient les étoiles

Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour

Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour

   de moi

Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants

Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de

   Nietsche de Goethe et de Cologne

Il y a que je languis après une lettre qui tarde

Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour

Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète

Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des

   pièces

Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de

   l’Arbre isolé

Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme

   l’horizon dont il s’est indignement revêtu et avec quoi il se

   confond

Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour

Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications

   de la T.S.F. sur l’Atlantique

Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les

   cercueils

Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris

   devant un christ sanglant à Mexico

Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant

Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres

Il y a des croix partout de-ci de-là

Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie

Il y a les longues mains souples de mon amour

Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de 15

   centimètres et qu’on n’a pas laissé partir

Il y a ma selle exposée sous la pluie

Il y a les fleuves qui ne remontent pas leurs cours

Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur

Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur

   son dos

Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la

   guerre

Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les

   campagnes occidentales

Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent

   s’ils les reverront

Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de

   l’invisibiité

Guillaume Apollinaire / Obus couleurs de lune