IL Y A
Par domcorrieras, le dimanche 5 avril 2020 - Poèmes & chansons - lien permanent
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des
asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour
de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de
Nietsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète
Il y a une batterie dont les servants s’agitent autour des
pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de
l’Arbre isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme
l’horizon dont il s’est indignement revêtu et avec quoi il se
confond
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications
de la T.S.F. sur l’Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les
cercueils
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris
devant un christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci de-là
Il y a des figues de Barbarie sur ces cactus en Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j’avais fait dans une fusée de 15
centimètres et qu’on n’a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée sous la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent pas leurs cours
Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur
Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur
son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la
guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les
campagnes occidentales
Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent
s’ils les reverront
Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de
l’invisibiité
Guillaume Apollinaire / Obus couleurs de lune