« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

L’éclipse de lune de Davenport

 

 

 

Les yeux par-dessus le Mississippi,

je n’aurai jamais cru vivre si vieux.

Ce que je dois de m’être trompé, sur le temps

et sur la lune, d’avoir vu avec quelle douceur

les vieux hommes ordinaires traitent leurs vieilles

    femmes ordinaires

du Nebraska et de l’Iowa, la petite caresse

au déjeuner, au-dessus d’une Jell-O verte, de l’anas,

et des « rectangles » de poisson frits pour deux dollars

    quatre-vingt-quinze.

Je quittais Des Moines quand ils nous dirent à la

    radio

que de longues files étaient venues voir la vache

    entièrement

sculptée dans le beurre. La terre est collée là

juste entre le soleil et la lune, m’annonça sur les quais

la serveuse noire du Salty Pelican, rentrée

de la terrible Houston pour soigner son père.

Mon œil valide brûle de fatigue

à cligner sur le Mississippi

quand la lune se laisse gagner par le noir.

Elle ne comprend sûrement pas ce qui lui arrive,

pensais-je, poussé devant l’assiette et le verre de vin

par de nouvelles salves d’incompréhension.

Ma grand-mère vivait à Davenport dans les années

    1890

juste après Wounded Knee, signe des temps,

début pour l’Amérique de la Maladie de la Mort.

J’aimerais guérir mon père aussi

qui est mort il y a trente ans, ai-je dit

à la serveuse qui hochait la tête. Elle a répondu

c’est pour cela que je suis revenue, on n’en a jamais

    qu’un.

Et me revoilà cette nuit à Davenport

et je noie ma question dans le Mississippi

pour qu’elle nage à loisir dans les reflets lunaires.

Il y a deux filles au bar, d’une beauté inintelligible

à cette heure, toutes deux suédoises comme ma

    grand-mère,

qui parlent un anglais faux en écoutant l’orchestre,

    suédois lui aussi,

et ses saxos du deuxième âge ânonner sans arrêt

« Bye-Bye Blackbird ». Sans élégance

mais non sans charme. Les filles ne veulent pas me

    remarquer —

peut-être devrais-je leur donner les mille dollars

couchés dans mon portefeuille, mais j’ai oublié ce

    qu’il faut faire.

Je me sens bien, vieux et stupide, bien de ne plus

    vouloir m’inquiéter

de savoir qui je suis, bien de chercher seulement quoi

    faire

de mes journées, jusqu’à ce que mes points faibles se

    déchirent

en moi comme un vieux drap usé. Et rentré dans ma

    chambre

je n’entends plus le fleuve se coucher dans le temps,

ni la lune qui émerge de l’ombre de la terre,

je vois seulement l’eau qui jamais ne se répète.

C’est tellement difficile de regarder le Monde

et le fond de son cœur, les deux au même instant.

Entre-temps, une vie a passé.

 

Jim Harrison / L’éclipse de lune de Davenport et autres poèmes