L’éclipse de lune de Davenport
Par domcorrieras, le samedi 19 janvier 2019 - Poèmes & chansons - lien permanent
Les yeux par-dessus le Mississippi,
je n’aurai jamais cru vivre si vieux.
Ce que je dois de m’être trompé, sur le temps
et sur la lune, d’avoir vu avec quelle douceur
les vieux hommes ordinaires traitent leurs vieilles
femmes ordinaires
du Nebraska et de l’Iowa, la petite caresse
au déjeuner, au-dessus d’une Jell-O verte, de l’anas,
et des « rectangles » de poisson frits pour deux dollars
quatre-vingt-quinze.
Je quittais Des Moines quand ils nous dirent à la
radio
que de longues files étaient venues voir la vache
entièrement
sculptée dans le beurre. La terre est collée là
juste entre le soleil et la lune, m’annonça sur les quais
la serveuse noire du Salty Pelican, rentrée
de la terrible Houston pour soigner son père.
Mon œil valide brûle de fatigue
à cligner sur le Mississippi
quand la lune se laisse gagner par le noir.
Elle ne comprend sûrement pas ce qui lui arrive,
pensais-je, poussé devant l’assiette et le verre de vin
par de nouvelles salves d’incompréhension.
Ma grand-mère vivait à Davenport dans les années
1890
juste après Wounded Knee, signe des temps,
début pour l’Amérique de la Maladie de la Mort.
J’aimerais guérir mon père aussi
qui est mort il y a trente ans, ai-je dit
à la serveuse qui hochait la tête. Elle a répondu
c’est pour cela que je suis revenue, on n’en a jamais
qu’un.
Et me revoilà cette nuit à Davenport
et je noie ma question dans le Mississippi
pour qu’elle nage à loisir dans les reflets lunaires.
Il y a deux filles au bar, d’une beauté inintelligible
à cette heure, toutes deux suédoises comme ma
grand-mère,
qui parlent un anglais faux en écoutant l’orchestre,
suédois lui aussi,
et ses saxos du deuxième âge ânonner sans arrêt
« Bye-Bye Blackbird ». Sans élégance
mais non sans charme. Les filles ne veulent pas me
remarquer —
peut-être devrais-je leur donner les mille dollars
couchés dans mon portefeuille, mais j’ai oublié ce
qu’il faut faire.
Je me sens bien, vieux et stupide, bien de ne plus
vouloir m’inquiéter
de savoir qui je suis, bien de chercher seulement quoi
faire
de mes journées, jusqu’à ce que mes points faibles se
déchirent
en moi comme un vieux drap usé. Et rentré dans ma
chambre
je n’entends plus le fleuve se coucher dans le temps,
ni la lune qui émerge de l’ombre de la terre,
je vois seulement l’eau qui jamais ne se répète.
C’est tellement difficile de regarder le Monde
et le fond de son cœur, les deux au même instant.
Entre-temps, une vie a passé.
Jim Harrison / L’éclipse de lune de Davenport et autres poèmes