« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

FRAGMENTS D’UNE ÉVANGILE APOCRYPHE


 

 

3  Malheur au pauvre d’esprit, car sous la terre il sera ce qu’il est à présent sur la terre.
4  Malheur à celui qui pleure, car il a déjà l’habitude misérable des pleurs.
5  Heureux ceux qui savent que la souffrance n’est pas une couronne de gloire.
6  Il ne suffit pas d’être le dernier pour être un jour le premier.
7  Heureux celui qui ne s’acharne pas à avoir raison, parce que personne n’a raison, ou tous.
8  Heureux celui qui pardonne aux autres et celui qui se pardonne à lui-même.
9  Heureux les doux, car ils ne condescendent pas à la discorde.
10  Heureux ceux qui n’ont pas faim de justice, parce qu’ils savent que notre destinée, adverse ou pieuse, est l’œuvre du hasard, qui est inscrutable.
11  Heureux les miséricordieux, car leur bonheur consiste en l’exercice de la miséricorde et non en l’espoir d’un prix.
12  Heureux les hommes au cœur pur, car ils voient Dieu.
13  Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour cause de justice, parce que la justice leur importe plus que leur destin  d’homme.
14  Personne n’est le sel de la terre ; il n’est personne qui, à un certain moment de sa vie, ne le soit.
15  Que la lumière d’une lampe s’allume, même s’il n’y a pas d’homme pour la voir. Dieu le verra.
16  Tout commandement peut être enfreint ; les miens aussi et ceux des prophètes.
17  Celui qui tuerait pour cause de justice, ou pour une cause qu’il croit juste, est libre de faute.
18  Les actions des hommes ne méritent ni la flamme ni les cieux.
19  Ne hais pas ton ennemi, car si tu le fais tu es en quelque façon son esclave. Ta haine ne sera jamais meilleure que ta paix.
20  Si ta main droite t’offensait, pardonne-lui ; tu es ton corps et tu es ton âme et il ardu, sinon impossible, de fixer la frontière entre les deux…

24  N’exagère pas le culte de la vérité ; il n’y a pas d’homme qui au bout de sa journée n’ait eu raison de mentir bien des fois.
25  Ne jure pas, parce que tout serment est emphase.
26  Résiste au mal, mais sans surprise et sans colère.
À qui te frapperait sur la joue droite tu peux tendre l’autre, pourvu que ce ne soit pas la peur qui t’y pousse.
27  Je ne parle pas de vengeance ni de pardons ; l’oubli est la seule vengeance et le seul pardon.
28  Faire le bien à ton ennemi peut être œuvre de justice et n’est pas ardu ; l’aimer est affaire d’anges et non pas d’hommes.
29  Faire le bien à ton ennemi est le meilleur moyen de complaire à ta vanité.
30  N’accumule pas d’or sur la terre, car l’or engendre l’oisiveté, et l’oisiveté la tristesse et l’ennui.
31  Pense que les autres sont justes ou le seront, et s’il n’en est pas ainsi ce n’est pas toi qui sera trompé.
32  Cherche pour le plaisir de chercher, non de trouver…

39  C’est la porte qui choisit, non l’homme.
40  Ne juge pas l’arbre à ses fruits ni l’homme à ses œuvres ; elles peuvent être meilleures ou pires.
41  On ne bâtit rien sur la pierre, tout sur le sable, mais notre devoir est de bâtir comme si le sable était pierre…

47  Heureux le pauvre sans amertume ou le riche sans orgueil.
48  Heureux les vaillants, ceux qui acceptent d’une âme égale la défaite et les honneurs.
49  Heureux ceux qui gardent dans leur mémoire des paroles de Virgile ou du Christ, parce qu’elles éclairent leurs jours.
50  Heureux les aimés et les aimants et ceux qui peuvent se passer de l’amour.
51  Heureux les heureux.

Jorge Luis Borges / Éloge de l’ombre