« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

J’ai vécu


 

 

 

 

… / …

 

 

J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même cru,

Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie

Pour la seule raison qu’il n’est pas moi.

Je regarde chez tous les haillons, les plaies et le

     mensonge,

Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru

(On peut rendre tout ça réel, sans rien faire de tout ça);

Peut-être n’as-tu qu’à peine existé, comme un lézard

    dont on coupé la queue,

Et la queue du lézard continue d’agiter.

 

J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,

Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.

Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.

On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas,

    je n’ai pas démenti, je me suis perdu.

Quand j’ai voulu arracher le masque,

Il me collait au visage.

Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,

J’avais vieilli.

J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que

    je n’avais pas enlevé.

J’ai jeté le masque et j’ai couché au vestiaire

Comme un chien toléré par la direction

Parce qu’il est inoffensif

Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je

    suis sublime.

 

Essence musicale de mes vers inutiles,

Si je pouvais te reconnaître comme une chose que

    j’aurai créée,

Et qui ne me laisserait pas toujours face au Tabac

    d’en face,

Foulant aux pieds la conscience de me sentir exister,

Comme un tapis où trébuche un ivrogne

Ou un paillasson sans valeur volé par des gitans.

 

Mais le patron du Tabac apparaît à la porte, il reste

    sur la porte.

Je l’observe dans une fausse position, le cou endolori

Dans une fausse perception, l’âme meurtrie.

Il mourra, je mourrai.

Il laissera son enseigne, je laisserai mes vers.

Un jour son enseigne disparaîtra, mes vers dis-

    paraîtront.

Plus tard mourra la rue où se trouvait l’enseigne

Et la langue dans laquelle furent écrits ces vers.

Puis mourra la planète tournante où s’est passé tout

   ça.

Sur d’autres satellites, d’autres systèmes, quelque

    chose qui ressemble à des hommes

Continuera à faire des choses qui ressemblent à des

    vers.

A vivre sous des choses qui ressemblent à des

    enseignes,

Toujours une chose en face de l’autre,

Toujours une chose aussi inutile que l’autre,

Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,

Toujours le mystère au fond, aussi sûr que le som-

    meil du mystère en surface,

Toujours ça ou toujours autre chose, ou ni l’un ni 

    l’autre.

 

Mais un homme entre au Tabac (pour acheter du

    tabac ?),

D’un coup, la réalité plausible s’abat sur moi.

Je me redresse, plein d’énergie, convaincu, humain.

J’ai l’intention d’écrire ces vers où je dis le contraire.

 

J’allume une cigarette à la pensée de les écrire,

Je savoure dans la cigarette le flottement de toutes

    pensées.

Je suis des yeux la fumée, comme si elle était une 

    route

Et, dans un éclair de sensibilité et de clairvoyance,

Je jouis d’être libéré de toutes spéculations,

Soudain conscient que la métaphysique n’est que

    l’effet d’une indisposition.

 

Ensuite je me renverse sur ma chaise

Et je continue à fumer.

Tant que le Destin me l’accordera je continuerai à 

    fumer.

 

(Si j’épousais la fille de ma blanchiseuse

Je serais peut-être heureux).

Là-dessus je quitte ma chaise. Je vais à la fenêtre.

 

L’homme est sorti du Tabac (il range la monnaie dans

    sa poche ?)

Mais je le connais : c’est Estève-n’a-pas-de-méta-

    physique.

(Le patron du Tabac apparaît à la porte).

Comme par un instinct divin, Estève s’est retourné

   et m ‘a vu.

Il m’a fait un signe de la main, j’ai crié

    Salut Estève ! et à nouveau

L’Univers s’est reconstitué pour moi sans idéal et

    sans espoir et le patron du Tabac a souri.

 

 

 

 

Alvaro de Campos
Lisbonne, le 15 janvier 1928.

Fernando Pessoa (Alvaro de Campos) / Bureau de Tabac (extrait).
traduit du portugais par Remy Hourcade.