J’ai vécu
Par domcorrieras, le mardi 30 mai 2017 - Poèmes & chansons - lien permanent
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J’ai vécu, j’ai étudié, j’ai aimé, j’ai même cru,
Et il n’est pas de mendiant aujourd’hui que je n’envie
Pour la seule raison qu’il n’est pas moi.
Je regarde chez tous les haillons, les plaies et le
mensonge,
Et je pense : peut-être n’as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru
(On peut rendre tout ça réel, sans rien faire de tout ça);
Peut-être n’as-tu qu’à peine existé, comme un lézard
dont on coupé la queue,
Et la queue du lézard continue d’agiter.
J’ai fait de moi ce que je ne savais pas,
Et ce que je pouvais faire de moi, je ne l’ai pas fait.
Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.
On m’a tout de suite pris pour qui je n’étais pas,
je n’ai pas démenti, je me suis perdu.
Quand j’ai voulu arracher le masque,
Il me collait au visage.
Quand je l’ai retiré, je me suis regardé dans la glace,
J’avais vieilli.
J’étais saoul à ne plus savoir enfiler le domino que
je n’avais pas enlevé.
J’ai jeté le masque et j’ai couché au vestiaire
Comme un chien toléré par la direction
Parce qu’il est inoffensif
Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je
suis sublime.
Essence musicale de mes vers inutiles,
Si je pouvais te reconnaître comme une chose que
j’aurai créée,
Et qui ne me laisserait pas toujours face au Tabac
d’en face,
Foulant aux pieds la conscience de me sentir exister,
Comme un tapis où trébuche un ivrogne
Ou un paillasson sans valeur volé par des gitans.
Mais le patron du Tabac apparaît à la porte, il reste
sur la porte.
Je l’observe dans une fausse position, le cou endolori
Dans une fausse perception, l’âme meurtrie.
Il mourra, je mourrai.
Il laissera son enseigne, je laisserai mes vers.
Un jour son enseigne disparaîtra, mes vers dis-
paraîtront.
Plus tard mourra la rue où se trouvait l’enseigne
Et la langue dans laquelle furent écrits ces vers.
Puis mourra la planète tournante où s’est passé tout
ça.
Sur d’autres satellites, d’autres systèmes, quelque
chose qui ressemble à des hommes
Continuera à faire des choses qui ressemblent à des
vers.
A vivre sous des choses qui ressemblent à des
enseignes,
Toujours une chose en face de l’autre,
Toujours une chose aussi inutile que l’autre,
Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,
Toujours le mystère au fond, aussi sûr que le som-
meil du mystère en surface,
Toujours ça ou toujours autre chose, ou ni l’un ni
l’autre.
Mais un homme entre au Tabac (pour acheter du
tabac ?),
D’un coup, la réalité plausible s’abat sur moi.
Je me redresse, plein d’énergie, convaincu, humain.
J’ai l’intention d’écrire ces vers où je dis le contraire.
J’allume une cigarette à la pensée de les écrire,
Je savoure dans la cigarette le flottement de toutes
pensées.
Je suis des yeux la fumée, comme si elle était une
route
Et, dans un éclair de sensibilité et de clairvoyance,
Je jouis d’être libéré de toutes spéculations,
Soudain conscient que la métaphysique n’est que
l’effet d’une indisposition.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
Et je continue à fumer.
Tant que le Destin me l’accordera je continuerai à
fumer.
(Si j’épousais la fille de ma blanchiseuse
Je serais peut-être heureux).
Là-dessus je quitte ma chaise. Je vais à la fenêtre.
L’homme est sorti du Tabac (il range la monnaie dans
sa poche ?)
Mais je le connais : c’est Estève-n’a-pas-de-méta-
physique.
(Le patron du Tabac apparaît à la porte).
Comme par un instinct divin, Estève s’est retourné
et m ‘a vu.
Il m’a fait un signe de la main, j’ai crié
Salut Estève ! et à nouveau
L’Univers s’est reconstitué pour moi sans idéal et
sans espoir et le patron du Tabac a souri.
Alvaro de Campos
Lisbonne, le 15 janvier 1928.
Fernando Pessoa (Alvaro de Campos) / Bureau de Tabac (extrait).
traduit du portugais par Remy Hourcade.