La fille sensible
Par domcorrieras, le samedi 14 novembre 2015 - Poèmes & chansons - lien permanent
Ça fait quatre jours que je suis ici.
Mais, sans blaguer, y a une araignée
sur la vitre, là,
qui traîne dans le coin depuis plus longtemps que ça.
Elle ne bouge pas, mais j’sais qu’elle est vivante.
Ça me plaît que les lumières s’allument
dans les vallées. C’est chouette ici,
et peinard. Le bétail est ramené au bercail.
Si je prête l’oreille, j’entends les sonnailles
et puis le slap-slap du bâton
du vacher. Y a de la brume
au-dessus de ces collines suisses. Sous la maison,
l’eau court à travers les aulnes.
Des jets d’eau fusent,
tendres et pleins d’espoir.
Dans le temps
j’aurais pu mourir par amour.
Plus maintenant. Ce foyer n’a pas tenu.
Ça s’est effondré. Ça n’émet
aucune lumière. Son orbite
est orbite de lassitude. Mais je ressasse
cette époque et j’aimerais savoir pourquoi.
Qui tient à se rappeler
la pauvreté et la laideur enfonçant
la porte, suivies d’un flic
investissant les lieux
de son horrible autorité ?
Le verrou était tiré, mais
ça n’arrêtait jamais personne.
Vrai, on respirait pas à l’époque.
Demandez-lui, si vous me croyez pas !
Pour autant que vous puissiez la trouver et
la faire parler. Cette fille qui rêvait
et chantait. Qui parfois fredonnait
quand elle faisait l’amour. La fille sensible.
Celle qui a craqué.
Je suis adulte maintenant, et pas qu’un peu.
Alors combien de temps il me reste ?
Combien de temps à cette araignée ?
Où il ira, en ce début d’automne,
avec les feuilles qui tombent ?
Le bétail a regagné son enclos.
L’homme au bâton lève le bras.
Puis il ferme et bloque le portail.
Je me retrouve, enfin, dans le silence parfait.
Conscient du peu qui reste.
Conscient que je dois l’aimer.
Voulant l’aimer. Pour nous deux.
Raymond Carver / La vitesse foudroyante du passé
traduit de l’américain par Emmanuel Moses
Illustration : Comic by Tom Smith at The Comics Promise