« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le Bavard

 


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    La lune se leva, je sursautai : la grille se refermait avec un petit grincement aigrelet, quelqu’un venait d’entrer dans le jardin. Je me soulevai un peu sur les mains et je regardai au-delà du massif empâté de neige si rien n’apparaissait au tournant du sentier : le pont était désert, encombré seulement de deux tonneaux de goudron superposés et d’un  tas de pavés surmonté d’un drapeau rouge que le vent agitait doucement. Je sentais l’odeur fine et glacée de l’eau, j’entendais le torrent, et le pont apparaissait à présent clairement, avec ses lignes raides et étincelantes, dans la pénombre tachée de lune. Je me secouai, je crois m’être mis à rire ; je sortis mon mouchoir pour essuyer la sueur qui perlait à mon front. Pour l’instant, j’étais encore très maître de moi, pour l’instant je voulais encore me laisser exalter lentement par cette nuit blanche, sentir encore le temps couler entre mes doigts et me refuser à tout ce qui m’engageait à une dépense de forces excessive, et, pour cela, garder totalement vacante ma faculté d’attention. Et cependant, je ne pouvais m’empêcher de regarder fixement tour à tour le pont et le sentier qui, entre les taches rondes des réverbères, se perdait dans l’obscurité.
    Une toux profonde venue de la gorge me fit tressaillir. Mes mains se crispèrent sur le banc et je jetai un regard circulaire avec une sorte d’avidité épuisante. J’allais me lever et fuir quand j’aperçus une ombre qui, près du massif, à quelques pas de moi, me coupait la retraite : de l’autre côté de l’allée, un homme se déplaçait lentement, une main dans la poche de son veston et le chapeau sur le coin de l’œil, mais, au lieu de venir vers moi, il traversa la pelouse et s’enfonça sous les tilleuls jusqu’à ce que, de mon banc, il me devînt impossible de le distinguer.
    Mais, tout aussitôt, il fit volte-face, revint sur ses pas, traversa de nouveau la pelouse à pas de loup et stoppa à la hauteur du massif en se dissimulant derrière un arbre. À ma propre stupéfaction, je m’avançais vers lui, les coudes légèrement écartés, dans la posture agressive d’un lutteur qui se dispose à engager le combat, toute la lumière dégoulinant sur les épaules comme de l’eau blanche. Alors qu’en général je me montre incapable d’accomplir la plus légère action d’éclat ou même de me comporter avec sang-froid en face d’un ennemi de force supérieure ou seulement égale à la mienne, cette fois je me portais bravement au-devant d’un danger réel, comme si, affranchi de toute crainte ou du moins mettant mon point d’honneur à la surmonter, je m’étais jugé de taille à me mesurer à un adversaire dont j’ignorais jusqu’au nom, quand la prudence m’eut conseillé de me tenir tranquille sur ce banc, où j’étais sûr qu’il ne pouvait me voir.
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Louis-René des Forêts / Le Bavard (extrait)