« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

LEVANA ET NOS NOTRE-DAME DES TRISTESSES


 

 

 

 

  « Souvent à Oxford j’ai vu Levana dans mes rêves. Je la connaissais par ses symboles romains. » Mais qu’est-ce que Levana ? C’était la déesse romaine qui présidait aux premières heures de l’enfant, qui lui conférait, pour ainsi dire, la dignité humaine. « Au moment de la naissance, quand l’enfant goûtait pour la première fois l’atmosphère troublée de notre planète, on le posait à terre. Mais presque aussitôt, de peur qu’une si grande créature ne rampât sur le sol plus d’un instant, le père, comme mandataire de la déesse Levana, ou quelque proche parent, comme mandataire du père, le soulevait en l’air, lui commandait de regarder en haut, comme étant le roi de ce monde, et il présentait le front de l’enfant aux étoiles, disant peut-être à celles-ci dans son cœur : « Contemplez ce qui est plus grand que vous ! » Cet acte symbolique représentait la fonction de Levana. Et cette déesse mystérieuse, qui n’a jamais dévoilé ses traits (excepté à moi, dans mes rêves), et qui a toujours agi par délégation, tire son nom du verbe latin levare, soulever en l’air, tenir élevé. »

  Naturellement plusieurs personnes ont entendu par Levana le pouvoir tutélaire qui surveille et régit l’éducation des enfants. Mais ne croyez pas qu’il s’agisse ici de cette pédagogie qui ne règne que par les alphabets et les grammaires ; il faut penser surtout « à ce vaste système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfants, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation, l’énergie de la résistance. » Levana ennoblit l’être humain qu’elle surveille, mais par de cruels moyens. Elle est dure et sévère, cette bonne nourrice, et parmi les procédés dont elle use plus volontiers pour perfectionner la créature humaine, celui qu’elle affectionne par-dessus tous, c’est la douleur. Trois déesses lui sont soumises, qu’elle emploie pour ses desseins mystérieux. Comme il y a trois Grâces, trois Parques, trois Furies, comme primitivement il y avait trois Muses, il y a trois déesses de la tristesse. Elles sont nos Notre-Dame des Tristesses.

  « Je les ai vues souvent conversant avec Levana, et quelquefois même s’entretenant de moi. Elles parlent donc ? Oh ! non. Ces puissants fantômes dédaignent les insuffisances du langage. Elles peuvent proférer des paroles par les organes de l’homme, quand elles habitent dans un cœur humain ; mais, entre elles, elles ne se servent pas de la voix ; elles n’émettent pas de sons ; un éternel silence règne dans leurs royaumes… La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater Lachrymarum, ou Notre-Dame des Larmes. C’est elle qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C’est elle qui était dans Rama, alors qu’on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée. Elle était aussi dans Bethléem, la nuit où l’épée d’Hérode balaya tous les innocents hors de leurs asiles… Ses yeux sont tour à tour doux et perçants, effarés et endormis, se levant souvent vers les nuages, souvent accusant les cieux. Elle porte un diadème sur sa tête. Et je sais par des souvenirs d’enfance qu’elle peut voyager sur les vents quand elle entend le sanglot des litanies ou le tonnerre de l’orgue, ou quand elle contemple les éboulements des nuages d’été. Cette sœur aînée porte à sa ceinture des clefs plus puissantes que les clefs papales, avec lesquelles elle ouvre toutes les chaumières et tous les palais. C’est elle, je le sais, qui, tout l’été dernier, est restée au chevet du mendiant aveugle, celui avec qui j’aimais tant à causer, et dont la pieuse fille, âgée de huit ans, à la physionomie lumineuse, résistait à la tentation de se mêler à la joie du bourg, pour errer toute la journée sur les routes poudreuses avec son père affligé. Pour cela, Dieu lui a envoyé une grande récompense. Au printemps de l’année, et comme elle-même commençait à fleurir, il l’a rappelée à lui. Son père aveugle la pleure toujours, et toujours à minuit il rêve qu’il tient encore dans sa main la petite main qui le guidait, et toujours il s’éveille dans des ténèbres qui sont maintenant de nouvelles et plus profondes ténèbres… C’est à l’aide de ces clefs que Notre-Dame des Larmes se glisse, fantôme ténébreux, dans les chambres des hommes qui ne dorment pas, des femmes qui ne dorment pas, des enfants qui ne dorment pas, depuis le Gange jusqu’au Nil, depuis le Nil jusqu’au Mississippi. Et comme elle est née la première et qu’elle possède l’empire le plus vaste, nous l’honorerons du titre de Madone.

  « La seconde sœur s’appelle Mater Suspiriorum, Notre-Dame des Soupirs. Elle n’escalade jamais les nuages et elle ne se promène pas sur les vents. Sur son front, pas de diadème. Ses yeux, si on pouvait les voir, ne paraîtraient ni doux, ni perçants ; on n’y pourrait déchiffrer aucune histoire ; on n’y trouverait qu’une masse confuse de rêves à moitié morts et les débris d’un déliré oublié. Elle ne lève jamais les yeux ; sa tête, coiffée d’un turban en loques, tombe toujours, et toujours regarde la terre. Elle ne pleure pas, elle ne gémit pas. De temps à autre elle soupire inintelligiblement. Sa sœur, la Madone, est quelquefois tempétueuse et frénétique, délirant contre le ciel et réclamant ses bien-aimés. Mais Notre-Dame des Soupirs ne crie jamais, n’accuse jamais, ne rêve jamais de révolte. Elle est humble jusqu’à l’abjection. Sa douceur est celle des êtres sans espoir… Si elle murmure quelquefois, ce n’est que dans des lieux solitaires, désolés comme elle, dans des cités ruinées, et quand le soleil est descendu dans son repos. Cette sœur est la visiteuse du Pariah, du Juif, de l’esclave qui rame sur les galères ;… de la femme assise dans les ténèbres, sans amour pour abriter sa tête, sans espérance pour illuminer sa solitude ;… de tout captif dans sa prison ; de tous ceux qui sont trahis et de tous ceux qui sont rejetés ; de ceux qui sont proscrits par la loi de la tradition, et des enfants de la disgrâce héréditaire. Tous sont accompagnés par Notre-Dame des Soupirs. Elle aussi, elle porte une clef, mais elle n’en a guère besoin. Car son royaume est surtout parmi les tentes de Sem et les vagabonds de tous les climats. Cependant dans les plus hauts rangs de l’humanité elle trouve quelques autels, et même dans la glorieuse Angleterre il y a des hommes qui, devant le monde, portent leur tête aussi orgueilleusement qu’un renne et qui, secrètement, ont reçu sa marque sur le front.

  « Mais la troisième sœur, qui est aussi la plus jeune !… Chut ! ne parlons d’elle qu’à voix basse. Son domaine n’est pas grand ; autrement aucune chair ne pourrait vivre ; mais sur ce domaine son pouvoir est absolu… Malgré le triple voile de crêpe dont elle enveloppe sa tête, si haut qu’elle la porte, on peut voir d’en bas la lumière sauvage qui s’échappe de ses yeux, lumière de désespoir toujours flamboyante, les matins et les soirs, à midi comme à minuit, à l’heure du flux comme à l’heure du reflux. Celle-là défie Dieu. Elle est aussi la mère des démences et la conseillère des suicides… La Madone marche d’un pas irrégulier, rapide ou lent, mais toujours avec une grâce tragique. Notre-Dame des Soupirs se glisse timidement et avec précaution. Mais la plus jeune sœur se meut avec des mouvements impossibles à prévoir ; elle bondit ; elle a les sauts du tigre. Elle ne porte pas de clef ; car, bien qu’elle visite rarement les hommes, quand il lui est permis d’approcher d’une porte, elle s’en empare d’assaut et l’enfonce. Et son nom est Mater Tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres.

  « Telles étaient les Euménides ou Gracieuses Déesses (comme disait l’antique flatterie inspirée par la crainte) qui hantaient mes rêves à Oxford. La Madone parlait avec sa main mystérieuse. Elle me touchait la tête ; elle appelait du doigt Notre-Dame des Soupirs, et ses signes, qu’aucun homme ne peut lire, excepté en rêve, pouvaient se traduire ainsi : « Vois ! le voici, celui que dans son enfance j’ai consacré à mes autels. C’est lui que j’ai fait mon favori. Je l’ai égaré, je l’ai séduit, et du haut du ciel j’ai attiré son cœur vers le mien. Par moi il est devenu idolâtre ; par moi rempli de désirs et de langueurs, il a adoré le ver de terre et il a adressé ses prières au tombeau vermiculeux. Sacré pour lui était le tombeau ; aimables étaient ses ténèbres ; sainte sa corruption. Ce jeune idolâtre, je l’ai préparé pour toi, chère et douce Sœur des Soupirs ! Prends-le maintenant sur ton cœur, et prépare-le pour notre terrible Sœur. Et toi, — se tournant vers la Mater Tenebrarum, — reçois-le d’elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu’une femme, avec sa tendresse, vienne s’asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de l’espérance, sèche les baumes de l’amour, brûle la fontaine des larmes ; maudis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il rendu parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-t-il avant d’être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son cœur jusqu’à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit. »

Charles Baudelaire / Les Paradis artificiels / Un mangeur d’opium / VIII - VISIONS D’OXFORD (extrait)