« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Le lendemain jeudi, vingt-cinquième jour de mai


 

 

             Le lendemain jeudi, vingt-cinquième jour de mai, nous quittâmes ledit Neumarkt, et nous vînmes nous arrêter dans la cité de Trente, et là nous bûmes bien, car c’était la Saint-Urbain. La cité est petite, peu fortifiée, mais l’évêque fait construire un château-fort en face de la ville d’une extraordinaire capacité défensive, de toute beauté. C’est une ville marchande florissante, car elle a un port établi dans sa totalité sur une importante rivière navigable, du nom d’Adige. L’heure de midi venue, nous quittâmes l’hôtel où nous étions descendus, et nous recommençâmes à faire l’ascension d’une montagne si pleine de dangers que nous n’en avions, jusqu’à cette heure, jamais affronté de semblables. Et de fait, il nous fallut prendre une route qui empruntait un défilé étroit surplombant le lac de Levico, dont la profondeur, au dire des gens du pays, est extraordinaire, et nous fûmes dans l’obligation de mettre pied à terre pour franchir les dents rocheuses de ce pic. En laissant nos regards plonger en contrebas sur l’abîme aussi profond qu’étonnant au fond duquel était le lac, mes compagnons ou bien tenaient leur cheval par la rêne de bride, ou bien le chassaient devant eux ; quant à moi, je fis comme je les voyais faire. Chassant mon cheval devant moi, pour un peu, n’eût été l’aide de Dieu, cela se serait terminé en catastrophe. Mon cheval allait donc devant. Apercevant une branche d’arbre encore verte, qui avait été utilisée (peu de temps auparavant) pour réparer le chemin qui pouvait avoir de large environ un peu plus de six à sept pieds, il se baissa  pour prendre la branche feuillue afin de se rafraîchir. Il vint à mettre le pied sur un bout de bois pourri qui était à l’extrême bord du vide, et n’eût été le bruit que je faisais en marchant derrière lui  qui le fît, par peur, brusquement reculer, il aurait été entraîné et précipité dans le lac, et c’en était fait à jamais de lui, quand bien même cent mille hommes auraient tout mis en œuvre pour le ravoir. C’est là que j’eus conscience, pour la première fois, de ce à quoi tenait le hasard de mon destin. Mais cette pensée de tristesse se mua instantanément en joie, lorsque je vis que mon cheval en était réchappé. Parvenus au bas de la montagne, nous fîmes étape dans un gros village, du nom de Levico. C’est encore l’Allemagne, mais la langue vernaculaire utilisée est davantage lombarde que teutonique. Et nous y fîmes très bonne chère, d’autant que c’était l’auberge même où était descendu monseigneur le baron d’Haussonville ; il était parti avant nous et nous découvrîmes, sur la paroi, son nom, écrit de sa main, et sa devise était : « Tout ou rien. » Aussi, par amour de son élégance, chacun de nous « s’envoya » un verre de vin clairet sur les rognons.

Dom Loupvent / Le voyage d’un Lorrain en Terre Sainte au XVIe siècle.
Présenté et traduit de l’ancien français par Jean Lahner et Philippe Martin