« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

DE LA LUNE DE MYTILÈNE


 

 

 

 

 

 

Ancienne et nouvelle ode

 

 

Tu m’as rendu le malheur tellement beau — que je sais :

À toi seule je le dirai ma vieille Lune marine.

 

C’était sur mon île autrefois là où si je ne me trompe

Des milliers d’années en arrière Sappho t’amena

En cachette dans le jardin de notre vieille maison

En frappant des galets dans l’eau pour que je sache

Qu’on t’appelle Selana* et que c’est toi qui tiens

Au-dessus de nous le miroir du sommeil et joues.

 

C’est ainsi que couché sur le dos je me souviens de juillet

Sortant des magnolias du Paradis

Je te voyais descendre là où luisait la mare

Avec des moucherons sur les feuille putréfiées

Par milliers, tu scintillais ! Comme tout était suspendu !

Et si pénétrant le bruit de la roue dans la nuit…

 

Parfois aussi lorsque tu amenais le hibou

Jusque dans ma chambre solitaire

Levant les ombres des meubles

Pour m’effrayer. Mais ce que voulait dire défunt je ne le savais pas

 

Ni ce que voulaient dire Temps ou Vision

Le reflet d’argent de la Vierge sur les eaux

Ces grands hiéroglyphes sur ta face

L’Amour et la Mort — je ne savais pas dire…

 

Et j’étais triste ! Seulement voilà c’était la nuit

C’était les feuille qui gouttaient et voilà

Qu’inexplicablement j’étais descendu dans la Mère

De l’echo la profondeur insondable

Et la part noire qu’il détachait

De moi et jetait dans le puits

Et la terre qui s’effritait sous mon pied

Le romarin qui se gonflait comme un paon

Seulement voilà, s’impatientaient et pressaient ma poitrine

Des larmes qui voulaient jaillir…

 

Loin dans les maisons aux toits argentés

Les autres enfants se hissaient par la voix

Se hissaient par leur voix avec l’harmonica

Alors que moi comme exclu assis sur les marches je pleurais

Et je suppliais : prends-moi, prends-moi dans tes bras

Et console-moi d’être né !

 

Non que je fusse malchanceux — je veux dire

Les années n’avaient pas plus de prise sur moi que l’eau

Et mes mots bondissaient dans la lumière

Tels des poissons frétillants pour atteindre

L’autre ciel — là où personne personne

Ne savait lire le Paradis

 

Ma vieille lune marine je n’ai que Toi pour dire

Car tu m’as rendu le meilleur tellement beau — et je sais :

Que toujours j’habite ma vieille maison

Et aux mêmes grincements toujours je sursaute

Et que les nuits où juillet continue de sortir

Enveloppé dans ta verdure noire je délire

Les hommes sont partis comme le vent partis

Dans la profondeur secrète des cyprés

Et il est long le frisson de la targette scintillante

Que la Nuit tire sur les feuillages

 

Mais où est « la joie » ? Où est « la nouvelle vie » ?

J’étais pourtant là, témoin, lorsque dans la troisième hauteur

S’éveillaient les uns après les autres les oliviers aériens

Et je demeurais à moitié hors du Temps

Pour considérer à nouveau la vallée que la Mort

Me dissimulait. Du saphir du Zodiaque entouré.

 

Ainsi loin sur la terre. Courants de mer

Et maléfices des feux follets des jardins. Comme il

Peine le poète aux lèvres vides

Toujours derrière son chagrin : l’Indicible,

Prends-moi, prends-moi dans tes bras

Et console-moi d’être né !

 

Comme il était léger le pas sur les brindilles

Et les fleurs si bleues. Tellement belle

La larme dans les yeux après que le bonheur s’est perdu

Au loin dans les aurores marines

 

Le baiser si pur que j’ai gardé tant que mon étoile

Déchirait le flanc d’août

Tellement amère la sérénité dans la paume de ma main

Tellement noirs et petits les humains

Un pied devant l’autre et qui avancent

continuellement avancent droit vers le Cocyte et le Phégéthon** !

 

 

 

Demi-frères, 1974

*  Selena signifie « lune » en grec ancien.
** Deux fleuve des Enfers dans la mythologie grecque.

Odyseas Elytis / Le soleil sait - Une anthologie vagabonde
traduit du grec par Angélique Ionatos