« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Une ancienne tombe

 

    

 

     Lorsque l'automne est arrivé après cet été-là, j'ai remarqué quelque chose d'étrange en moi, quelque chose que je n'avais pas ressenti auparavant. Je ne pouvais pas expliquer ce que c'était, je ne pouvais pas non plus en comprendre la raison. Mais j'avais l'impression que de temps en temps j'étais dépossédé de ma joie, bien que doté toujours d'un certain courage et d'une force qui augmentait constamment. Si les autres ressentaient quelque chose de semblable, je n'en savais rien. Je remarquais de temps en temps que j'avais très envie de tout arrêter, de cesser là la recherche perpétuelle de quelque chose d'effrayant.Il est possible que c'était à cause de l'avertisement que j'avais reçu. ce sentiment nouveau n'a pas duré longtemps. Le sang de ma mère était encore très présent à mon esprit et ça a chassé bien vite ma mauvaise volonté naissante. Je n'ai donc pas cessé de chercher, je me suis obstiné.
     Lorsque est arrivé l'été après un nouvel hiver, nous sommes partis pour Ikkatteq. Pendant notre séjour là-bas, un peu parès le début de l'été, un jour qu'il faisait très beau, je suis allé faire un tour jusqu'à l'une des extrémités de l'île d'Ikkatteq. Le soleil venait à peine de se coucher et il y avait une légère brume. J'avais un but bien précis en allant là-bas, je voulais expérimenter à fond quelque chose dont j'avais entendu parler. Si je voulais vivre longyemps, il me fallait entreprendre quelque chose, réaliser quelque chose, avant que ne s'écoule trop d'années.
     Comme j'en avais eu l'intention, je suis arrivé à un petit creux où il y avait une tombe qui manifestement était ancienne, unetombe de quelqu'un qui était mort sur la terre, faite de pierres recouvertes de mottes de terre. Les mottes et laterre ne faisaient qu'un, si bien que la tombe paraissait être une petite butte et on n'en voyait pas très bien la limite. Arrivé à la tombe, je me suis allongé dessus,  sur le ventre, et j'ai soufflé trois fois là où je pensais que se trouvait la limite des mortes.
     Je n'ai rien fait d'autre. Je me suis assis au sommet de la butte que formait la tombe. Mon regard s'est posé sur une grosse pierre ronde, à mes pieds. Elle ressemblait beaucoup aux pierres que certains chamanes utilisaient pour «frotter». Je l'ai ramssée et je l'ai examinée. C'était affectivement une de ces pierres. Les chamanesfrottaient la surface d'une vieilletombe avec cette sorte de pierre, pour appeler le mort, pour établir un contact avec lui, pour obtenir de l'aide. J'ai pris la pierre dans la main gauche  — tu as dû remarquer que nous n'utilisons la main gauche qu'avec nos esprits auxiliaires — et je me suis mis à frotter, et tout de suite j'ai réalisé que ça sonnait creux. Ce son creux s'est amplifié peu à peu, puis j'ai entendu de plus en plus distinctement un autre bruit qui s'approchait. Je me suis mis à frotter de plus belle, et la vieille tombe sur laquelle j'étais assis s'est mise à trmbler.
     Lorsqu'elle a tremblé la première fois, j'ai remarqué qu'aucun bruit ne provenait  plus du frottement lui-même. Le son creux avait disparu et pourtant je frottais toujours. L'autre bruit qui venait de la tombe, comme une sorte d'écho, paraissait maintenant plus lointain alors qu'il avait été assez distinct. Ça s'est reproduit à trois reprises. Mais après ces trois fois, le bruit est resté le même, il sortait de la tombe avec la même puissance. J'ai alors attrapé le bord de la manche de mon anorak, je l'ai enduit de ma salive, puis j'ai remonté la main dans la manche tout en tenant serré le bord de la manche entre mes doigts. J'ai enfilé mon bras dans la tombe, par une ouverture à peine visible que j'avais remarquée. J'ai enfoncémon bras jusqu'au coude. Aussitôt, j'ai senti que quelqu'un me prenait la main et j'avais peur à l'idée que le cadavre n'avait attendu que ça. Mais il n'a pas ma main. Ses doigts sont remontés le long de mon bras, pratiquement jusqu'au coude. Il a afit ça trois fois, puis il a lâché prise. mais je n'ai pas retiré mon bras. Tout de suite après, il ade nouveau attrapé mes doigts et cette fois il a essayé de glisser sa main dans ma manche à laquelle je m'agrippais. Il voulait probablement toucher ma amin ret ma chair. mais je ne voulais pas qu'il touche ma chair et je tenais fermement ma manche. Comme il ne pouvait pas toucher ma chair, il a lâché prise. Si je n'avais utilisé ma salive, il aurait introduit ses doigts à l'intérieur de ma manche et il aurait touché ma chair. Mais la salive avait rendu la mache lisse et ses doigts glissaient dessus.
     Quand il a abandonné, j'ai retiré mon bras de la tombe et j'ai arrangé ma manche, puis je me suis installé sur la tombe. Un peu après, j'ai eu l'impression que, dans l'air, quelque chose grondait par à-coups, comme de brusques rfales de vent successives. Ça  s'approchait, ça devenait plus net,n ça venait dans ma direction. Ces rafales de vent vrombissantes s'approchaient, passaient à côté de moi en sifflant puis s'engouffraient dans la tombe. Puis quelque chose s'est mis à bouger, sous moi. Un bruit de squelette s'est fait entendre. Un peu après, plus rien.
     J'ai dit avant que la personne dans la tombe était morte sur la terre ferme et non dans la mer. Les âmes de ceux qui mouraient sur la terre allaient au ciel.
     Le silence succédant au bruit de squelette n'a pas duré longtemps. Mais ce silence a été total, tout était parfaitement silencieux. Il n'y avait pas du tout de vent et il faisait très beau. La mer était un vrai miroir. Mais je n'y accordais aucune attention, toutes mes pensées étaient concentrées sur la tombe sur laquelle j'étais assis. Si bien que je n'ai pas pu ne pas entendre, après lke moment de silence, un iiiiiiiii-i en provenace de la tombe. Je n'ai pas bougé lorsque le bruit s'est arrêté. Le bruit est revenu mais je n'ai toujours pas bougé. La troisième fois, le bruit s'est fait plus fort que les deux précédentes, à part ça, tout était calme.
     Lorsque lesilence est revenu, après la troisième fois, j'ai crié dans la tombe : « Montre-toi! Montre-toi! »
     Comme je l'ai dit, tout était silencieux, si bien que j'ai pu très facilement entendre que quelqu'un s'approchait, que quelqu'un allait apparaître. Je m'attendais à ce qu'il sorte à tout moment, lorsque tout à coup, je l'ai entendu dire : « Ne vaudrait-il pas mieux que je sorte? — Si, pourvu que tu ne me fasses pas peur! »
     J'avais à peine prononcé ces mots qu'il asurgi juste devant moi, avec un grognement et un iiiiiiiii-i. Il me tornait le dos. il était couvert de taches d'humidité, sans doute à cause des nombreuses années passées dans la tombe, et il était tout voûté. Il a dit : « Ne vaudrait-il pas mieux que je me redresse? — Si, pourvu que tu ne fasses pas peur! »
      Sans se retourner, il s'est redressé. J'étais toujours assis à la même place et j'ai pensé que j'allais être terrorisé. Je me suis dit alors qu'il valait mieux que je me lève, lorsqu'il ademandé : « Est-ce que je peux me retourner?»
     Je commençais à avoir plus ou moins peur. Il était là, juste devant moi, et, comme je me doutais bien qu'il ne pouvait pas avoir un bien joli visage, j'ai répondu : « Non, tu es juste devant moi, tu n'as pas besoin de te retourner. mais tu peux bien te réchauffer un peu chez moi! »
     De certains esprits auxiliaires, on disait à cette époque-là qu'ils n'avaient pas de domicile, qu'ils séjournaient dehors et qu'ils avient froid. C'est pour ça qu'on les appelait aussi « uunnaser-pitsasiortut », « ceux qui recherchent la chaleur »
     Aussitôt après que je lui eus dit de ne pas se retourner, il m'a raconté que les contacts avec les humains lui avaient vraiment manqué.
    « Il y a bien longtemps que je suis installé ici. Bien des fois, lorsque les gens vivant sur la terre sont venus par ici, je leur ai fait entendre ma voix, car j'avais tellement besoin de parler à quelqu'un. Mais, quand ils entendaient ma voix, ils vavaient si peur qu'ils s'en allaient, et je restais seul. Chez toi, je vais me réchauffer. Quand tu seras plus âgé, et que tu commenceras à pratiquer, je viendrai à toi pour recevoir un peu de chaleur. Quand tu pratiqueras et que tu verras des choes effrayantes dont tes " sattiniit ", tes " esprits trompeurs " (il les appelait ainsi car personne d'autre ne pouvait les voir), ne pourront venir à bout, pense à moi, moi qui ne vaux rien, moi pauvcre type qui, il y abien longtemps, vivait sur la terre parmi les humains. Maintenant que j'habite à l'écart, et depuis que je demeure ici, je n'ai jamais eu peur de quoi que ce soit! »
     Il s'est tu, puis a jouté aussitôt : « C'est tout! Comme je te suis reconnaissant de m'avoir donné un peu de chaleur! »
     Pas un instant il n'a tourné le visage vers moi. Il arespecté ma requête. Il s'est alors recroquevillé et, tout en grommelant quelque chose, il adisparu dans la tombe.? Pendant qu'il descendait, ça a tremblé plusieurs fois à côté de moi jusqu'à ce qu'il disparaisse complètement. 
     D'après ce que je savais, ces habitants des tombes n'étaient pas de véritables esprits auxiliaires, mais les chamanes avaient quand-même recours à eux et ils les appelaient « torungalernga », « ma dépouille ». Même s'ils n'étaient pas de véritables esprits auxiliares, on les recherchait car ils avaient les mêmes pouvaoirs. On ne pouvait pas en imaginer de plus laids.

Georg Quppersimaan / Mon passé eskimo (extrait).
Édité par Otto Sandgreen - traduit du danois par Catherine Enel