« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Lettres d'Amour d'un soldat de vingt ans

 

 

 

 

Rastatt, mardi… 1961.

 

 

 

 

 

MERDE ! plus on avance.. Je faisais les trois cents pas du parcours de garde, ce soir. y'avait  un hanneton en train de crever, sous la lampe des garages. Je suis resté deux heures avec lui, l'ai remis sur pattes. Il se gonfle, s'élève par cercles de plus en plus serrés qui le projettent à nouveau sur l'ampoule, recassage de gueule… remis sur pieds, il repart et ça, durant toute ma garde. Je voulais qu'il comprenne. Il avait fini par me plaire, ce hanneton ; con, buté, sans autre but que d'aller se casser la gueule sur une lumière. Maintenant il est mort. Un individu. Personne pour l'oublier, puisque inconnu.

J'ai pensé à des tas de trucs embêtants en l'observant crever. Évidemment l'optique n'est plus tout à fait la même, dépend du point de vue.

J'ai revu la Corse, la Provence (à cause des crapauds et des bêtes de qui qui faisaient un bruit terrible) comme une grande noce troublée.

La nuit est en train de se tirer. À quoi pensent les gens dont la journée est un repaire de rendez-vous ? Quand ils vont ouvrir l'œil, tout ça va faire une salade terrible dans leur crâne et déjà les empêcher de vivre ; leur pauvre crâne habité d'idées préconçues. Celles qui tuent les autres. Des chambres étroites.

J'aurai peut-être du courrier de Pipouche ce matin. J'appréhende un peu. Beaucoup. Passionnément. À la folie.

 

 

Il fait jour                           Je vous aime

Jacques Higelin / Lettres d'Amour d'un soldat de vingt ans