« Il n'y a pas de plus grand poète.
Il y a la poésie. »

Paul Fort (Canzone du vrai de vrai / Portraits sur le sable)

Sur ce point, je crains de te décevoir

 

 




 

      ­Dieu me par­donne! Avec quelle impa­tience, lec­teur, que tu sois noble ou plé­béien, tu dois atten­dre ce pro­lo­gue, espé­rant y trou­ver repro­ches, ripos­tes et repré­sailles con­tre l’auteur du second Don Qui­chotte—je veux dire celui qui a vu le jour à Tar­ra­gone, d’un père qui serait né à Tor­de­sillas. Sur ce point, je crains de te déce­voir; car si les inju­res éveillent la colère jus­que dans les cœurs les plus hum­bles, le mien fait excep­tion à cette règle. Tu vou­drais peut-être que je traite cet homme-là d’âne, de sot, d’imper­ti­nent? Et bien, sache que je n’en ai pas la moin­dre inten­tion. Qu’il soit puni par le pêché qu’il a com­mis; c’est son affaire et pas la mienne.

      ­Mais je ne peux m’empê­cher de trou­ver déplai­sant qu’il me repro­che d’être vieux et man­chot. Comme si j’avais le pou­voir d’arrê­ter le cours des années et de faire que pour moi elles ne pas­sent pas; comme si ma main avait été abî­mée dans une rixe de taverne, et non dans la plus fameuse bataille de tous les temps. Si mes bles­su­res n’ont rien de glo­rieux pour qui les regarde, elles sont tenues en grande estime par ceux qui savent où je les ai reçues. Mieux vaut pour un guer­rier mou­rir au com­bat que cher­cher son salut dans la fuite; j’en suis à ce point con­vaincu que si aujourd’hui, on me pro­po­sait de reve­nir en arrière, je pré­fé­re­rais avoir par­ti­cipé à cette bataille pro­di­gieuse que de retrou­ver l’usage de ma main gau­che et de ne pas y avoir été. Les bles­su­res que le sol­dat porte sur le visage et la poi­trine sont des étoi­les, qui gui­dent les autres hom­mes dans leur quête de l’hon­neur et de la juste louange. De plus, ce n’est pas avec les che­veux blancs que l’on écrit, mais avec l’intel­li­gence, qui le plus sou­vent s’amé­liore avec l’âge.

Miguel de Cer­van­tes / L’ingé­nieux Hidalgo Don Qui­chotte de la Man­cha / Tome 2 / Pro­lo­gue au lec­teur (extrait)