Sur ce point, je crains de te décevoir
Par domcorrieras, le mercredi 30 juillet 2008 - Proses & autres textes - lien permanent
Dieu me pardonne! Avec quelle impatience, lecteur, que tu sois noble ou plébéien, tu dois attendre ce prologue, espérant y trouver reproches, ripostes et représailles contre l’auteur du second Don Quichotte—je veux dire celui qui a vu le jour à Tarragone, d’un père qui serait né à Tordesillas. Sur ce point, je crains de te décevoir; car si les injures éveillent la colère jusque dans les cœurs les plus humbles, le mien fait exception à cette règle. Tu voudrais peut-être que je traite cet homme-là d’âne, de sot, d’impertinent? Et bien, sache que je n’en ai pas la moindre intention. Qu’il soit puni par le pêché qu’il a commis; c’est son affaire et pas la mienne.
Mais je ne peux m’empêcher de trouver déplaisant qu’il me reproche d’être vieux et manchot. Comme si j’avais le pouvoir d’arrêter le cours des années et de faire que pour moi elles ne passent pas; comme si ma main avait été abîmée dans une rixe de taverne, et non dans la plus fameuse bataille de tous les temps. Si mes blessures n’ont rien de glorieux pour qui les regarde, elles sont tenues en grande estime par ceux qui savent où je les ai reçues. Mieux vaut pour un guerrier mourir au combat que chercher son salut dans la fuite; j’en suis à ce point convaincu que si aujourd’hui, on me proposait de revenir en arrière, je préférerais avoir participé à cette bataille prodigieuse que de retrouver l’usage de ma main gauche et de ne pas y avoir été. Les blessures que le soldat porte sur le visage et la poitrine sont des étoiles, qui guident les autres hommes dans leur quête de l’honneur et de la juste louange. De plus, ce n’est pas avec les cheveux blancs que l’on écrit, mais avec l’intelligence, qui le plus souvent s’améliore avec l’âge.
Miguel de Cervantes / L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Mancha / Tome 2 / Prologue au lecteur (extrait)